Saturday, October 13, 2012

Neo bouddhisme


Néo bouddhisme
Quand le Bouddha ne sourit plus



AVERTISSEMENT AU LECTEUR



Cet ouvrage est un essai et comporte également des passages, des interprétations des spéculations qui en font une auto-fiction. Nous avons signalé dans la mesure du possible dans le texte les contenus de nature plus fictionnelle, sans être exhaustif. Et nous invitons les internautes à appliquer différents niveaux de lecture à ces textes et à découvrir ainsi leur caractère respectif de récit, d’analyse sociale, de polémique, de satire, de spéculation ou de fiction. Ainsi leur plaisir de lecture et l’intérêt de ces pages seront bien perçus et renouvelés.

Nous n’avons pas eu l’intention ici de restituer une image sereine ou même optimiste d’un phénomène social. En effet, nous avions noté que les sites et les livres évoquant le bouddhisme en Occident sont bien souvent le fait de disciples ou de sympathisants de ses causes. Il est naturel que le ton en soit positif et qu’il invite à la découverte de cette ancienne spiritualité.


Il nous a semblé nécessaire de proposer un autre regard sur ce phénomène social, à la manière en quelque sorte d’un contrepoids ou d’un balancier, de façon à ce que les lecteurs aient désormais une vue contrastée et ainsi plus complète.

Avec les livres des églises bouddhistes, des écoles de méditation, des maîtres, des adeptes et de quelques journalistes sympathisants, ils disposent d’une vision positive et encourageante. Avec ce modeste ouvrage et les liens qu’il contient en fin de volume, les lecteurs disposeront sans doute d’une vision plus modeste mais aussi plus critique, qui fait plutôt la part du doute et des questions, mais aussi des incidents critiques et de quelques scandales.

Il leur est suggéré d’élaborer leur propre représentation et leur propre opinion à partir de la synthèse de deux approches, en faisant usage de leur discernement.

En particulier, en n’accordant ni trop, ni trop peu d’importance aux anecdotes frappantes, aux exemples choisis, aux interprétations spéculatives du présent ouvrage, les lecteurs devraient pouvoir enrichir par eux-mêmes leur compréhension.

Ce livre se veut un support de discussion, une invitation au débat, un premier pas vers une réflexion citoyenne. Il ne prétend pas conclure sur un tel sujet mais au contraire ouvrir de nouvelles pistes francophones. Merci de bien lire les pages de ce livre à l’aune de ces quelques conseils de lecture.


L’auteur












« Les divinités courroucées du bouddhisme tibétain et mongol relèvent d’une violence symbolique dont on peut se demander si elle constitue le retour du refoulé, un exutoire à la violence réelle, ou au contraire son reflet, voire sa cause profonde. »
Bernard Faure

« Il faut bien avouer qu’au cours de son histoire mouvementée, le bouddhisme a bien souvent été du côté du manche. Car avec ses pouvoirs occultes, sa magie noire, il dispose d’armes surhumaines capables de détruire les démons. Qui sont les démons ? [...] Dans chaque camp, des prêtres tantriques ourdissent des sorts. »

in Le Monde, Vendredi 12 octobre 2001


« Bien sûr il faut choisir le camp de l’opprimé. Mais à long terme toute cette béatification aura des effets négatifs, quand on s’apercevra que le bouddhisme d’Hollywood est un mythe. »

in Le Nouvel Observateur, 3-9 août 2000






À la mémoire de Guendune Rinpoché (1918 – 1997).





« J'aurais aimé commencer cette histoire à la façon des contes de fées. J'aurais aimé dire :

"Il était une fois un petit prince qui habitait une planète à peine plus grande que lui, et qui avait besoin d'un ami..." Pour ceux qui comprennent la vie, ça aurait eu l'air beaucoup plus vrai.

Car je n'aime pas qu'on lise mon livre à la légère. J'éprouve tant de chagrin à raconter ces souvenirs. Il y a [neuf] ans déjà que mon ami s'en est allé avec son mouton. Si j'essaie ici de le décrire, c'est afin de ne pas l'oublier. C'est triste d'oublier un ami. Tout le monde n'a pas eu un ami. Et je puis devenir comme les grandes personnes qui ne s'intéressent plus qu'aux chiffres. […] J'essaierai, bien sûr, de faire des portraits le plus ressemblants possible. Mais je ne suis pas tout à fait certain de réussir. Un dessin va, et l'autre ne ressemble plus. Je me trompe un peu aussi sur la taille. Ici le petit prince est trop grand. Là il est trop petit. J'hésite aussi sur la couleur de son costume. Alors je tâtonne comme ci et comme ça, tant bien que mal. Je me tromperai enfin sur certains détails plus importants. Mais ça, il faudra me le pardonner. Mon ami ne donnait jamais d'explications. Il me croyait peut-être semblable à lui. Mais moi, malheureusement, je ne sais pas voir les moutons à travers les caisses. Je suis peut-être un peu comme les grandes personnes. J'ai dû vieillir. »

Antoine de Saint Exupery, « Le petit prince », chapitre IV.









INTRODUCTION


Quand le bouddha ne sourit plus, ou plus guère... C’est parfois l’impression qu’ont désormais les Occidentaux qui visitent certains « centres du Dharma » où s’affichent volontiers des images grimaçantes de « protecteurs courroucés », ou qui dans d’autres écoles encore, rencontrent des sympathisants au discours simplifié et formaté, comme sous influence d’une « langue de bois dharma » conditionnante.

Les années 80 encore expérimentales, où l’on picorait d’une école de méditation à l’autre, où l’on découvrait les maîtres asiatiques et où l’on s’amusait vraiment en vivant l’aventure spirituelle sont bien loin. C’était l’âge d’or du bouddhisme en Europe, ses années glorieuses, où l’on se prenait déjà à rêver de nirvana, voire à imaginer que son enfant serait la réincarnation d’un célèbre lama tibétain défunt, comme dans le scénario du film de Bertolucci « Little Buddha ». La déception, on le devine, a fait partie du chemin…

Mais les maîtres de sagesse âgés, expérimentés, car ayant été confrontés aux éléments naturels, à la pauvreté endémique, voire à l’épreuve de l’exil ont disparu. Cette génération solide et à l’esprit forgé à l’école de la vie, comptait encore de vrais ermites, des méditants raisonnablement détachés de l’argent et des biens matériels. Mais ces derniers se sont éteints, parfois récemment. Pour le seul bouddhisme de tradition tibétaine : Kalou Rinpoché, Pawo Rinpoché, Dilgo Khyentse rinpoché, Kempo Toubten, lama Guendune et Bokar Rinpoché pour ne citer que quelques exemples non exhaustifs sur le territoire français. Nous y reviendrons dans quelques paragraphes.

La relève est-elle vraiment assurée ? Chacun répondra à sa manière, sans doute. Les nouveaux maîtres nous ressemblent beaucoup, et parfois jusqu’à la caricature... Avec lunettes de soleil, voyages en classe affaire, séjours dans les hôtels cinq étoiles et carte American Express Gold… Certains ne peuvent plus nous faire croire désormais qu’ils sont des ermites illuminés sortant de leur grotte. D’autres sont devenus des experts du marketing spirituel et de sa jet-set internationale. D’autres encore s’affichent sur leur blog au guidon d’une Harley Davidson, comme ce moine, supérieur d’une congrégation religieuse européenne.

Les communautés changent rapidement pour fédérer les disciples. En l’absence d’exemples rassurants, de vrais guides de vie, d’exemplarité vivante et quotidienne, certains des sympathisants les mieux informés désertent aujourd’hui leurs enceintes devenues vides de l’ancienne sagesse. Beaucoup des anciens, les plus expérimentés, l’ont déjà fait, discrètement et sans commentaires.

Dans cette désaffection, la tentation pour des communautés est devenue très forte de restructurer le bouddhisme comme une idéologie, comme une rhétorique, afin de rencontrer le marché émergent des adeptes des nouveaux mouvements religieux, c'est-à-dire un public moins informé, plus crédule et en recherche d’une autorité plus que d’une découverte personnelle. Les écoles de ce « néo bouddhisme » pêchent aujourd’hui les adeptes sur le même marché que les sectes, celui de la soumission à l’autorité.


Définition

Le néo bouddhisme peut se définir ainsi : il est de moins en moins cette sapience ressourcée au cœur de l’individu qu’aspire à être le bouddhisme. Mais il est de plus en plus pratiqué comme une discipline de groupe, un conditionnement collectif, afin de proposer aux nouveaux adeptes, à défaut de spiritualité paisible, individualisée et unique, des effets spéciaux et la suggestion que permettent les synergies collectives au cours de rituels répétitifs ou d’intenses réunions de fidèles.

Bien entendu on ne connaît pas précisément l’efficience, ni les rouages subtils de ces effets de groupe. En revanche on peut supposer que s’ils sont spécifiques, ils ont aussi sans doute des points communs avec les effets constatés dans d’autres groupes, profanes cette fois, que ce soit au théâtre, dans les meetings politiques, les stades, les concerts… pour ne donner que quelques exemples qui nous sont familiers en Occident. Bref, le néo bouddhisme sait utiliser la psychologie des groupes, et a réussi l’exploit de faire de la sagesse à peine austère qu’est le bouddhisme des spectacles vivants, des « shows spirituels », afin d’attirer et de séduire.

Notre hypothèse est que le néo bouddhisme est en réalité une industrie, une industrie du virtuel pourrait-on écrire. Elle serait régie par des lois économiques plutôt que morales ou spirituelles. Elle mettrait en œuvre une technologie de l’assujettissement des personnes au travers d’un système de moyens subtils, issus d’une antique expérience religieuse bouddhiste mais aussi tantrique. Cette sujétion passerait par des effets spéciaux agréables. Elle rendrait les adeptes dépendants de sensations psychosomatiques souveraines, obtenues par d’intenses répétitions rituelles, mais aussi au contact de ces groupes, de leurs figures d’autorité et de leurs mises en scène spirituelles.


Le bouddhisme n’a pas toujours été un spectacle

Evoquons en quelques mots un exemple parmi ces anciennes expériences religieuses sur lesquelles se basent diverses formes de néo bouddhisme : le bouddhisme de tradition himalayenne, un tantrisme bouddhique.

Par le passé, certains parmi les yogis les plus expérimentés pouvaient harnacher le pouvoir des techniques de subjugation et de séduction du tantrisme bouddhique. Parce qu’ils avaient éprouvé les limites de la vie, en frôlant parfois la mort, parce qu’ils connaissaient les conditions d’ascèse prolongée, et qu’ils avaient reçu dans une continuité culturelle au Tibet une éducation austère et de qualité, certains de ces hommes étaient capables de maintenir les méthodes et les systèmes du tantrisme dans une éthique et une compréhension correctes.

Plusieurs de ces lamas, souvent choisis par leur propre maître, eurent la possibilité de venir en Occident depuis l’exil, après l’occupation chinoise de la région autonome du Tibet. Ce sont ces ambassadeurs, choisis souvent pour leurs qualités et non par leur naissance, qui ont fondé le tantrisme bouddhique en Europe. Et c’est l’exceptionnel rayonnement de leur exemple qui a attiré les premiers disciples européens et dissipé les doutes.

Mais le temps a passé, trois décennies environ, ces maîtres sont morts depuis. Il n’existe plus aujourd’hui les mêmes conditions éducatives ou environnementales pour l’éducation de tels enseignants capables de contenir les excès de pouvoir et de fascination auxquels peut encourager un système cultuel basé sur la libération des forces pulsionnelles d’Eros et de Thanatos.

Ayant vécu dans des cavernes d’altitude, dans le froid, le vent, mais aussi dans la chaleur, la faim et la soif, plusieurs de ces yogis étaient en quelque sorte allés au-delà de la fascination et des limitations des pulsions de vie et de mort. Ils avaient littéralement usé toute ambition personnelle sur le roc. Leur initiation n’était pas de celles qu’on obtient seulement dans un temple en étant touché par les mains d’un instructeur ou par l’un de ses objets rituels. Leur « initiation » à la vie était terriblement réelle, car elle avait été à certains moments de leur existence la rencontre prolongée avec la conscience, l’amour, le mystère, la transcendance et la mort dans une totale solitude.

Dans ce sens le Tibet était un sanctuaire où ces expériences avaient pu être maintenues, transmises et pratiquées de génération en génération. Mais aujourd’hui, comme nous l’avons écrit plus haut, ces maîtres, du moins en Occident, on disparu. Ces environnements propices à la transmission ne sont plus là. Ces grandes familles spirituelles et leur savoir faire éducatif se sont dispersées, leurs lignages se sont fractionnés, parfois au sein de querelles intestines schismatiques. En l’absence des derniers maîtres du tantrisme bouddhique, ce qui pouvait être au Tibet une voie d’expérimentation, voire de sagesse, risque en Occident de connaître des dérives, dans le vide d’autorité morale qu’a laissé leur disparition…


Du bouddhisme au néo bouddhisme

Quelles déviances risquent alors de se produire dans le cadre cultuel de certaines traditions néo bouddhiques ?

Voici une image très imparfaite pour introduire notre propos : on peut utiliser la connaissance de la physique nucléaire pour produire de l’électricité dans une centrale, ou pour produire avec le matériau radioactif une bombe atomique. Certaines installations d’enrichissement, certaines connaissances et certains laboratoires peuvent être nécessaires aux deux démarches sans qu’on puisse décider s’ils serviront ensuite à une centrale productrice d’énergie ou à une redoutable arme de destruction massive.

Ainsi certains yogis de l’ancienne génération du tantrisme bouddhique ont-ils laissé en Occident des éléments culturels et cultuels profonds qu’ils avaient utilisés pour faire le bien autour d’eux. Conscients de la puissance de leurs méthodes, ils n’en avaient pas fait usage pour s’enrichir ou pour dominer. Mais ce qu’ils ont laissé aux disciples, un peu comme une installation d’enrichissement d’uranium, peut servir aussi dans d’autres directions. Et c’est seulement le niveau d’éthique et d’éducation de ceux qui en ont reçu la transmission qui fera la différence.

Mais quel est donc cet héritage profond du bouddhisme himalayen, qui tel un Janus à deux visages, peut être bienfaisant ou nocif, selon l’éthique de ceux qui le pratiquent ? C’est en un mot l’émotion spirituelle. Les techniques du tantrisme bouddhique explorent la libération de l’émotion dans sa nature profonde à l’aide de techniques de visualisations, mais aussi de récitation et de contemplation. Mais si l’émotion spirituelle peut ainsi être libérée et devenir une expérience de sagesse, les mêmes outils de visualisations peuvent aussi l’utiliser pour tenter de rendre efficientes ses émotions ou de manipuler celles des autres.

Par exemple se visualiser comme un protecteur courroucé du panthéon tantrique donne une sorte d’impression d’imperturbabilité. Le lama peut s’en servir face à un disciple agité pour ne pas se laisser entraîner par les émotions conflictuelles de ce dernier et pour ainsi mieux l’accompagner sans se laisser envahir par les perturbations qui agitent l’esprit du disciple. C’est un usage acceptable. Mais la même visualisation de soi comme un protecteur courroucé peut être utilisé de manières très différentes : en imposer aux autres, tenter de les dominer, voire imaginer lacérer l’autre à coups de hachoir, puisque cette visualisation comporte le maniement d’un tel attribut !

On le voit les pires visualisations sont possibles, et nul doute que depuis des siècles tout ou presque a déjà été essayé... Et seule l’éthique, l’éducation et l’expérience de celui qui pratique ces méthodes feront la différence. Mais ceci n’est qu’un modeste exemple destiné à suggérer que, vidée de son éthique, de son expérience et de son éducation, la pratique du tantrisme bouddhique sans ses meilleurs yogis peut être le support de nombreux dérapages néo bouddhistes. En voici quelques-uns :

La clef du néo bouddhisme est de susciter une émotion spirituelle, une sensation très recherchée par les Occidentaux en mal de spiritualité. Les nouveaux adeptes prennent ce transport agréable pour une sorte de preuve de l’efficacité spirituelle de cette voie. L’émotion spirituelle peut être ainsi produite par le groupe mais elle ne cesse pas pour autant lorsque le disciple rentre chez lui. Là, lorsque la personne est loin du temple, la répétition de prières et de formules convenues prend le relais de la présence physique communautaire et de ses figures d’autorité.

L’adhésion des disciples est intensifiée à dessein en faisant de sa dévotion au(x) gourou(s) de l’institution une des bases de son nouveau lien social. C'est-à-dire qu’il est offert au disciple de se dédier à tout instant, mentalement, émotionnellement et activement au maître et à ses assesseurs, en affirmant que ce sacrifice (appelé « offrande corps, parole, esprit » dans certaines écoles) est indispensable à l’apprentissage de la pratique du bouddhisme.


La perte de l’ancien lien social de maître à disciple

Quand les figures dévotionnelles étaient d’humbles moines à la vie simple et à l’éthique austère, ce don de soi pouvait sans doute être envisagé comme un engagement profond de leurs quelques disciples. Mais aujourd’hui avec des « maîtres » qui sont devenus pour certains, en quelque sorte, des businessmen du Dharma, menant la vie internationale des hommes d’affaires ou des politiques - carte gold, classe affaire et suites dans des hôtels cinq étoiles - ce sacrifice du corps, de la parole et de l’esprit de leurs très nombreux disciples dispersés dans le monde entier a perdu son sens ancien. Mais de plus il peut être risqué et décevant pour ces derniers. La tentation de fédérer les milliers d’adeptes en exigeant d’eux ce don de soi total est devenu irrésistible pour des gourous qui veulent aller vite, convertir, augmenter leur part du marché spirituel, voire se mesurer parfois avec une branche concurrente de leur propre lignage schismatique.

Car c’est la notion même de « relation de maître à disciple » qui s’est ainsi dévoyée : les nouveaux disciples ne voient leur maître que rarement, une fois par an peut-être, parfois moins enore, au gré de ses villégiatures par avion, ne le connaissent pas intimement, doivent jouer des coudes parmi des centaines d’autres disciples pour lui dire quelques mots… Sur les plateaux du Tibet, jusqu’au dix-neuvième siècle, le maître vivait le plus souvent dans la proximité de ses disciples, parfois juste quelques personnes plus jeunes, des familiers en somme, qui à son contact pouvaient apprendre, deviner, comprendre et établir une relation humaine avec lui sur la durée. Et il fallait compter alors en années, voire en décennies, pour envisager cette rencontre progressive avec l’instructeur.

Ainsi le néo bouddhisme a gardé les apparences anciennes du bouddhisme, mais la substance de l’apprentissage a été dévoyée pour se conformer à l’ère globale de la consommation de masse de loisirs spirituels.

Pour faire taire les critiques à cet égard, l’esprit d’analyse et le doute, portés tant sur soi-même que sur les cadres de l’organisation, sont découragés explicitement. Le disciple doit renoncer à évaluer l’outillage comportemental qu’il est invité à adopter, ainsi que le comportement éthique des dirigeants de l’institution, pour être un bon adepte. Il ne lui est ainsi plus laissé aucune chance de déjouer l’efficacité du système cultuel en entonnoir mis en place au niveau tant collectif qu’individuel.

Pour ceux des disciples qui adoptent intimement cet arsenal comportemental, c’est souvent le début d’une nouvelle addiction subtile, un nouvel habitus dont ils auront plus de mal à se passer que de la cigarette, du tétra-hydro-cannabinol, des médicaments psychotropes ou de l’alcool.

(Note : On note d’ailleurs dans cette nouvelle génération d’adeptes que certains consomment aussi du cannabis, cumulant ces deux addictions, en complète contradiction avec l’enseignement bouddhiste. Ainsi la toxicodépendance se cumule parfois avec la dépendance à tel ou tel culte néo bouddhiste. Quant à l’alcool il est souvent utilisé pour accrocher les fidèles aux rituels collectifs d’offrande, les « tsok », où il est parfois distribué en abondance...)

Mais revenons à cette néo culture de l’émotion spirituelle. La création et l’entretien de leur nouvelle dépendance s’accomplissent et se prolongent alors pour les adeptes par des programmes préétablis de conditionnement et de renforcement, par le rabâchage de mantras ou de formules dévotionnelles, par l’intensité de visualisations, ou par des séries interminables de préliminaires comportant par exemple plusieurs centaines de milliers de répétitions et visualisations synchronisées.

Bref, un effacement de la volonté individuelle et une clôture rapide de l’inconscient sont proposés comme la voie. Ces outils comportementaux peuvent en effet être aussi conditionnants que pacificateurs, selon le contexte et les conditions dans lesquels ils sont mis en œuvre.

Pris dans toutes ses nouvelles obligations rituelles, dévotionnelles, cultuelles, il ne reste désormais plus beaucoup de temps au disciple pour méditer, pour établir des relations saines avec ses semblables, pour se consacrer aux autres dans sa vie quotidienne, ni encore moins pour établir la tranquillité intérieure naturelle.
Bref, au nom du bouddhisme, au nom de sa liberté naturelle de l’esprit, le néo bouddhisme a substitué une emprise…

Et l’ironie est que ce nouveau joug organisationnel et cultuel est volontaire. Il est donc d’autant plus difficile à ôter que l’adepte est invité ainsi à devenir le geôlier, tant de ses condisciples que de lui-même.


Promiscuité et clôture de l’inconscient

Le bouddhisme est au départ un chemin individuel d’émancipation et d’autonomie, c’est du moins de cette manière que son initiateur le bouddha Sakyamuni l’a vécu et proposé. Les moines de son temps chérissaient ce qu’ils appelaient « l’idéale solitude » pour pratiquer la méditation. Les lieux qui étaient utilisés étaient généralement des espaces libres, voire des lieux déserts, que ce soit au pied d’un arbre, sur une meule de foin ou de paille, dans une anfractuosité du rocher ou dans la forêt primaire… Faire du bouddhisme une sorte de conditionnement intensif par la répétition rituelle, ou le baser sur les effets d’une uniformisation collective et sur la prégnance du groupe, c’est exactement inverser le sens de sa pratique.


« Ermitage collectif » : un oxymore aujourd’hui

Ainsi dans cet ermitage payant récemment construit près d’un monastère à l’intention des salariés et des personnes issues de la société civile, on a resserré les chambres les unes contre les autres, disposé deux lits par chambre, et l’isolation acoustique a été négligée. Résultat : on a affaire davantage à une sorte de colonie de vacances ou d’internat qu’à un vrai ermitage permettant l’expérience autonome de la spiritualité.

Mais en serrant les adeptes les uns contre les autres, une communauté néo bouddhiste atteint plusieurs objectifs. Elle prétend « faire travailler les personnes sur leurs ego » grâce à la friction que cette promiscuité engendre. Mais en réalité elle conditionne plus efficacement, elle essaye d’estomper les caractéristiques distinctives des énergies individuelles. Elle ôte l’espace et la distance qui permettraient à chacun de disposer de tout son libre arbitre. Elle contrôle mieux ses ouailles et elle les transforme rapidement à son image et à sa ressemblance.

Les promoteurs de ces dispositifs affirment que c’est leur propre maître, quelque sage moine défunt, qui encourageait à la clôture des retraitants dans un groupe afin, qu’en dépassant le conflit, en ne pouvant le fuir, chacun apprenne à mieux s’observer et se comprendre, et que - sur la durée - chacun se pacifie vis-à-vis des autres.

Mais ce que les promoteurs tantriques d’aujourd’hui oublient de mentionner c’est que le vieux moine tibétain avait l’expérience des retraites closes dans le Kham dans les années 1930 et non dans l’Europe des années 2000 à 2010.

Ses camarades étaient de placides fils de bergers nomades, habitués à vivre sous la tente, avec une nombreuse fratrie.

Moins corpulents et plus menus, ils faisaient peut-être en moyenne vingt kgs de moins que les retraitants européens d’aujourd’hui, et pour ce qui est de leur taille mesuraient peut-être vingt centimètres de moins…

Ces moines, fils d’éleveurs khampas des années 1930, né sous d’autres latitudes, n’avaient presque pas de barbe au visage, ni de poil aux bras ! Leurs expressions étaient plus douces et juvéniles. Et quand ils élevaient le ton cela n’avait rien à voir avec, disons, la puissance de perturbation d’un adepte anglo-saxon élevé au hard rock heavy metal et consommateur occasionnel d’amphétamines.

Ces jeunes retraitants tibétains n’avaient pas été nourris de séries télévisées, ni de cinéma américain violent, ne savaient pas ce qu’était un ordinateur, ni une console de jeux. Certains n’étaient jamais monté dans une automobile, voire n’en avaient jamais rêvé…

Les inviter à se clore avec quelques camarades avec lesquels ils avaient déjà vécu longuement au monastère pour trois ans de plus n’était pas un défi insurmontable.
Mais vouloir mettre aujourd’hui dans le même espace confiné d’un « ermitage collectif » des personnes plus âgées, physiquement et émotionnellement beaucoup plus volumineuses, beaucoup plus agitées, contradictoires et aussi beaucoup plus complexes, récemment venues d’horizons divers sans toujours bien se connaître les unes les autres, n’est pas du tout la même chose, et ne peut pas donner les mêmes résultats.

Cela revient à mettre dans une cocotte minute nos adeptes occidentaux. Cette promiscuité excessive revient à créer des frictions, à faire s’interpénétrer constamment les espaces, les pensées et les émotions de chacun, bref, à créer ce que les éthologues appellent un cloaque comportemental générant du stress.

Et le résultat est que cette friction excessive peut alors abraser les qualités les plus subtiles et délicates des personnalités, uniformiser, affadir les caractères, et ôter le rayonnement particulier des personnes qui n’ont nulle part où aller pour se retrouver enfin vraiment seules et se ressourcer.

Ce sont les plus durs qui font leur loi, et qui font souffrir les plus délicats et les plus sensibles, rapportent par ailleurs d’anciens retraitants européens à l’issue de l’expérience de trois années de retraite collective close.

En revanche à la sortie certains risquent plus ou moins d’être essorés, lessivés, uniformisés, de penser plus ou moins pareil, et de réciter la même rengaine si souvent répétée. Les militaires connaissent bien les techniques utilisées dans la formation des commandos. Et il est probable que ce n’est pas vraiment ce que le bouddha avait en tête quand il a rencontré ses premiers disciples…



Les meilleurs disciples sont déjà partis

Les méditants flamboyants, libres et extravertis des décennies passées ont, pour beaucoup, déserté. Ils ont tiré les bilans d’une vingtaine, voire d’une trentaine d’années d’engagement. Et ces bilans sont souvent mitigés, voire sans illusion. Ils n’ont d’ailleurs aucune bonne raison de rester, dans la mesure où les Asiatiques expérimentés et authentiques qui avaient su éveiller, il y a plusieurs décennies, leur confiance et leur enthousiasme, ont disparu.

Après la mort de ces vénérables sages, les anciens disciples ont vu changer leur communauté, à laquelle ils avaient par le passé donné souvent de leur temps, de leur argent, de leur travail et de leur confiance.

Et certaines sont devenues, en quelque sorte, des organisations d’inspiration néo bouddhiste en quelques années seulement. Les disciples expérimentés se sont retirés discrètement, ne parlant de leur déception qu’à quelques amis, et encore à demis mots

On a noté autour d’une lamaserie, récemment, de nombreuses ventes de maisons appartenant à des disciples de longue date qui ont repris leur liberté. Le maître est mort voici quelques années, et depuis le turn over des disciples s’est confirmé. L’un d’entre ces disciples s’est même réinstallé, à dessein, à proximité d’un monastère catholique après plus de trente années d’engagement bouddhiste.

Ces disciples déjà âgés et éprouvés faisant défaut, ne finançant plus les œuvres de ces organisations, et n’y contribuant plus par leur bénévolat ou leur engagement personnel, ils sont remplacés au sein de ces communautés en recomposition par des personnes plus jeunes, plus introverties, peut-être moins bien configurées dans leur vie intérieure, plus fragiles, en quête de repères, et de prise en charge affective et morale.

On est passé d’une génération de sympathisants bouddhistes qui apportait leurs propres richesses individuelles aux communautés, et les enrichissaient de leurs différences, à des communautés néo bouddhistes désormais très bien implantées, ayant été dotées de moyens de conditionnement collectif et qui se proposent d’effacer le singularités, de fédérer les énergies et de diriger des esprits dociles et des personnalités soumises.

Bref, si la statue dorée y sourit toujours, certains temples modernes semblent (de plus en plus) désertés par l’antique sagesse… Le bouddhisme disparaît, il est vrai, avec le mode de vie traditionnel en Asie ; alors place au néo bouddhisme en Occident ?

Le néo bouddhisme a le discours et les apparences du bouddhisme, mais il vise au développement de ses organisations, pour l’enrichissement et le prestige des quelques hiérarques qui les contrôlent jalousement, tandis que le développement spirituel des personnes n’est plus qu’un discours, qu’un alibi, qu’un prétexte, qu’une langue de bois, qu’une variable d’ajustement. Les énergies spirituelles des disciples y sont une ressource consommable par le projet organisationnel.


La fin de la gratuité

Car pour vivre, tout simplement, le bouddhisme il n’est même pas nécessaire d’aller dans un « centre du dharma » comme voudraient pourtant nous le faire croire certains de ses nouveaux promoteurs... Il n’y a besoin de rien de payant au contraire. Juste ces ingrédients gratuits - que sont l’air, l’eau, une nourriture simple, l’espace, la solitude, la nature, le silence, la paix intérieure et surtout quelques vrais amis - sont bienvenues pour s’asseoir et méditer.

Même pas besoin d’un coussin spécial, le « safu » en coton, puisque le bouddha a atteint l’éveil assis sur quelques poignées d’herbe kusha qu’on lui avait données. Mais cela – cette gratuité – vous ne la trouverez pas beaucoup dans des « centres » où l’on fera payer au client une adhésion, payer des enseignements, payer parfois des méditations, payer des initiations publiques, payer des textes rituels, payer des bibelots à la boutique comme ces rosaires rituels appelés « mala », et même payer le prix d’une pension d’hébergement pour avoir le droit d’y travailler gratuitement…

On pourrait croire que ce n’est pas si grave, qu’après tout ce n’est qu’un reflet en miroir du monde d’aujourd’hui. Certes, mais il ne faut pas négliger le prix humain ou plus simplement les profondes déceptions individuelles que cela engendrera demain.
Absence de prévention et de contraception

Prenons l’exemple de quelques jeunes bénévoles travaillant pour une de ces nouvelles lamaseries reconstituées en Occident. On leur suggère implicitement que la chasteté et l’abstinence sont la voie royale, puisque les eurolamas qui les entourent font la promotion de ce mode de vie…
Alors nos vaillants bénévoles font de gros efforts, prennent parfois des vœux de chasteté pour une période déterminée, et au quotidien s’abstiennent de relations sexuelles dans ce milieu qui les décourage.

Puis ce qui doit arriver arrive : après quelque rituel collectif trop arrosé, car de l’alcool « consacré » y est servi, parfois en abondance, les bonnes résolutions volent en éclat. Et deux chastes bénévoles, garçons et filles, se retrouvent parfois pour apaiser leurs tensions et leur désirs accumulés pendant plusieurs mois, voire plusieurs années.
Dans la précipitation, la culpabilisation et l’imprévoyance, ces partenaires malgré eux copulent ici hâtivement, à la sauvette, parfois même dans un buisson derrière le temple, sans préservatif ni contraception. Car bien entendu ni l’un ni l’autre ne sont bien vus près du monastère. Et contrairement à la société civile où l’on dispose de distributeurs de préservatifs à vingt centimes d’euro dans chaque lycée de France, on préfère là se voiler la face. Aucune prévention, aucune contraception, c’est comme au dix-neuvième siècle.
Résultat, chaque année ou presque : des jeunes adeptes qui découvrent, à leur corps défendant, qu’ils sont bientôt pères ou mères, aucun n’étant prêt pour ces responsabilités, ni ne les ayant désirées et encore moins choisies.
L’ironie et que ces jeunes hommes et ces jeunes femmes étaient épris d’autonomie, de bonne solitude et de liberté. C’est au nom de ces aspirations qu’ils étaient venus vers le « monastère », méditer et pratiquer une voie de l’ascèse individuelle. Ils se retrouvent avec un bébé en gestation et leur rêve de voyage spirituel tombe en lambeaux. Merci qui ?
A chaque fois c’est à peu près pareil pour ce qui s’ensuit. Nos disciples embarrassés viennent prendre conseil auprès de leur eurolama attitré, celui qui fait office pour eux de guide spirituel au monastère. Ils lui avouent, la tête baissée et l’air honteux qu’ils ont eu des relations sexuelles.

L’eurolama d’un air digne, compatissant, sévère et à peine ironique (se disant tout bas « voilà bien le samsara ! »), leur suggère de ne pas recourir à l’avortement, de quitter le clos monastique et d’élever l’enfant, tout cela encore au nom du bouddhisme et de ses valeurs de respect de la vie. Ouste ! « C’est votre karma » ajoute-t-il généralement, et pour tout viatique, à l’attention des deux adeptes dont le visage a blêmi…
Leur rêve de vie libre et indépendante est brisé. Il ne leur reste comme cadeau de cette vie spirituelle avortée que les couches à changer, les tétées, les courses au supermarché et les traites à payer pour de longues années.
C’est comme cela que se sont finies bien des vacances spirituelles dans une de ces communautés proprettes aux parterres de fleurs soigneusement binés…
Voilà comment le néo bouddhisme, s’il promet les apparences du bouddhisme monastique, peut en réalité amener exactement son contraire, comment il peut inverser l’utopie spirituelle chez ceux qui ont la faiblesse d’y croire… Avant de se retrouver, nouveaux pauvres, papas et mamans, sans situation, alors qu’ils rêvaient d’un destin librement choisi et assumé comme les moines du Bouddha en leur temps.
Bientôt des « Class actions » à la française ?

Tandis que le législateur français étudie actuellement la possibilité de permettre le recours aux « class actions » à l’américaine, ces actions collectives en justice, on peut se demander si certains gourous tantriques d’aujourd’hui ou de demain et certaines organisations ne seront pas un jour sur le banc des accusés.
Avec la possibilité de se fédérer, les adeptes déçus, trompés, abusés, voire plus rarement détruits, ou les familles de ces victimes pourront se sentir encouragés à faire entendre leurs voix. Pourront-ils collectivement demander réparation pour les dommages qu’ils ont subis ? C’est encore une autre histoire… Mais il n’est pas impossible qu’à l’échelle de quelques décennies on en entende à nouveau parler, tant les prises de conscience sont aujourd’hui rapidement en marche dans la société de l’Internet et de l’information…
Un bon connaisseur de ces milieux suggérait discrètement que les « arnaqués du dharma » (ce sont ses mots) qui ont travaillé des années durant sans contrepartie pour les œuvres et le prestige de certaines communautés puissent ainsi se regrouper pour faire valoir leurs droits. N’ayant pas cotisé aux caisses sociales, mutuelles et de prévoyance pendant toutes ces années de labeur gratuit - c’était le sacerdoce qu’on leur proposait alors - certains se retrouvent sans ressources à la veille de l’âge légal de la retraite.
Avec les « class actions » à la française, pourraient-ils demander à être indemnisés pour ne pas regretter d’avoir tant donné, comme le leur demandent les maîtres ? Ces derniers mènent aujourd’hui une vie de PDG de société, tandis que parmi leurs anciens bénévoles, âgés désormais, d’autres sont en dessous du seuil de pauvreté et qu’en plus ils n’ont jamais atteint l’éveil spirituel qu’on leur avait tant fait miroiter…


I
Plaisir spirituel & réalité sociale

L'image sereine du bouddha ou le principe de plaisir

Libérateur, apaisant, bienfaisant, bienveillant : le bouddhisme dispose d'une excellente image en Occident, où son implantation est récente. Il y a cependant plusieurs bouddhismes et certaines formes plus dévotionnelles ou répétitives sont aujourd'hui mieux comprises. En particulier on se demande désormais si le tantrisme bouddhique ne pourrait pas, ici ou là, comporter des dimensions "addictives". Sa pratique loin de libérer des "attachements" serait-elle en fait dans ces cas une nouvelle forme de dépendance, plus subtile, mais aussi plus insidieuse ? Nous ne prétendons pas donner de réponse simple à cette question plurielle. Et le débat est ouvert.
L'enthousiasme des débuts est également à prendre avec tout le sérieux qu'on lui doit : c'est un moteur de certaines communautés qui renouvellent fréquemment leur effectif de bénévoles, stagiaires pratiquants et autres travailleurs sans rémunération.
Que deviennent les adeptes après l'enthousiasme des débuts, s'investissent-ils autant ? S'investissent-ils autrement ? Connaître les réponses à cette question nous permettrait de comprendre comment fonctionne l'adhésion des nouveaux sympathisants, puis des adeptes de plus longue date, et peut-être d'envisager une dépendance (ou une indépendance) évolutive dans le temps...
Pour certains nouveaux adeptes de la religion bouddhiste (ne généralisons pas), il y a un statut, une identité apparente, à affirmer et à maintenir. L'affirmation d'une "personnalité bouddhiste" a ses couleurs et ses qualités mais elle est aussi une pose, une expression de l'ego, un masque social (persona). Attention toutefois à ne pas tomber dans le piège de la discrimination sur la base de l'appartenance religieuse, et à rester dans l'examen attentif et bienveillant des pratiques sociales.

C'est une interrogation essentielle, car on sait à quel point nos contemporains et nous-mêmes sommes accrochés au maintien de notre image sociale, de nos accessoires en somme. Certains styles de vie qualifiés à tort sans doute de "bouddhistes" seraient-il eux aussi un costume de l'ego, un habitus !? Et certains adeptes (sans généraliser, ni discriminer) de cette persona bouddhiste lui seraient-ils tout aussi attachés que nos concitoyens le sont à des images statutaires plus répandues ?Une dépendance ordinaire en somme ? [Ce sont sans doute les plus tenaces...]Mais alors est-ce si grave, est-ce un sujet particulier de préoccupation, si après tout de nouveaux adeptes du styles de vie bouddhistes ne sont ni plus ni moins égocentrés que leurs contemporains ?
Les pratiques sociales ou principe de réalité

C'est ce que ce développement souhaite modestement accomplir : "démythifier" (démystifier) ce récent phénomène social et prévenir les visiteurs des déceptions éventuelles avant qu'ils ne s'engagent parfois durablement. Ces anecdotes critiques qui ont pu être citées, ici et là ne visent pas à salir ou à troubler l'image d'une religion qui nous est à tous plutôt sympathique, mais à réveiller les attentions de nos visiteurs qui se laissent tenter par le "beau voyage spirituel" sans en interroger les pratiques réelles.
Il faut nécessairement interroger la réalité des pratiques sociales du bouddhisme aujourd'hui, et ne pas fermer les yeux sur les dérapages, c'est il me semble le message que chacun à sa manière a pu apporter sur les colonnes de ce portail.
Et si un groupe, ou un instructeur, voir un élément de dogme ne passe pas le test, un bon conseil, je crois, est de passer son chemin et d'aller voir ailleurs, voire de faire son chemin seul s'il n'y a pas d'autre voie sûre. Le plus essentiel pour les nouveaux qui découvrent ces écoles initiatiques du bouddhisme est d'éviter de couper la branche de leurs relations sociales actuelles sur laquelle ils sont assis au profit d'une adhésion socialement coûteuse et décevante (par exemple à un mandala de « practitioners tantriques » qui pourrait le leur suggérer implicitement sans leur offrir vraiment de projet stable en retour).En bref, être au moins aussi "picky" et "choosy", c'est à dire aussi pointilleux pour le choix de son école bouddhiste que pour le choix de sa prochaine auto ou de son prochain écran plat de télé !! Vous comprendrez, je crois, le second degré de cette suggestion. Nous développons des trésors d'ingéniosité pour faire des achats quotidiens, allant jusqu'à examiner les modèles d'autocuiseurs ou de fer à repasser dans des magazines qui les ont testés, ou allant jusqu'à comparer leurs prix grâce à des comparateurs sophistiqués sur Internet.
Or pour le choix d'une école spirituelle, ou d'une nouvelle religion minute, ce qui est quand même autrement plus important et sérieux, nous fermons les yeux, disons "bouddha, que ta volonté soit faite !", prenons naïvement tous les risques d'être floués ou déçus, et décidons à chaud sans savoir dans quoi nous nous engageons. Puisque la quête du bouddha est devenue le grand « spiritual supermarket » que nous savons, je suggère d'appliquer les règles et les exigences que nous avons pour le supermarché quotidien de nos désirs, règles basées sur l'examen attentif, la comparaison critique, l'élimination sans hésitation des options moindres, et le refus du moindre doute et de la moindre anomalie !
A quand un "Que Choisir ?" consacré au bouddhisme ?!! Mais un modèle passerait-t-il le test avec plus de dix sur vingt ?!! Et où est la garantie, la responsabilité du fournisseur ?!! On le voit ce type d'approche permet de comprendre que certaines écoles bouddhistes font supporter à leurs usagers tout le poids de leurs responsabilités institutionnelles au lieu de les assumer. Au final la responsabilité de l'échec, de la déception voire de l'abus éventuel est toujours supporté par l'usager et jamais par l'institution au nom du sacro-saint "karma", bien utile pour dédouaner l'institution de la moindre responsabilité.
Il me semble que nos contemporains n'ont pas à faire des chèques en blanc à des groupes de cette nature, puisqu'ils ont aussi des droits, ils doivent pouvoir obtenir le "satisfait ou remboursé" de diverses manières, ainsi qu'une compensation convenable si les choses tournent mal, ou si l'on a abusé en retour de la confiance qu'ils ont offert !"Pas d'éveil spirituel obtenu par cet élève bouddhiste après vingt ans de pratique dans cette école ?! Remboursez et compensez pour le non respect des promesses marketing !!! " Comme chez Darty ! La bouteille de champagne en prime.
Quel paradoxe !

Les modèles de lecture du monde ne restituent pas vraiment cette image complète de l'expérience, de la réalité telle qu'elle est, avec sa souffrance, son potentiel positif etc.C’est sans doute, comme il a souvent été noté, la fin des idéologies, le déclin de ces approches en "-ismes" qui ont eu légitimement sans doute leur heure de gloire et leur importance : christianisme, positivisme, matérialisme, marxisme, etc. Le dernier en date à s'être exposé puis désenchanté étant peut-être le bouddhisme.Il me semble qu'aujourd'hui nous commençons à mieux percevoir en quoi toutes ces idéologies mutuellement exclusives (le bouddhisme étant l'une des dernières à avoir eu du succès en Occident avec l'effet dalaï lama) ne seraient plus les outils de l'esprit satisfaisants pour notre époque. C’est du moins mon impression.Notre époque connaît un peu mieux l'accès à l'information en temps réel, à l'Internet, les technologies et les sciences qui pénètrent plus profondément la réalité, et surtout les enjeux planétaires, l'urgence de réfléchir à sa survie, ainsi que la place de la Terre dans l'univers.Tout cela fait voler en éclat les idéologies, qui sont trop "petites", trop "étroites", trop simplistes pour rendre compte de la complexité et de l'ouverture extraordinaire des esprits aujourd'hui.Voici la conclusion du livre en ligne gouttes de rosée au jardins du lotus qui évoque aussi cette question : « Quel paradoxe : la recherche de la sérénité pourrait-elle aussi connaître, comme d’autres traditions, certaines tentations de se clore ? Le message du bouddha servira-t-il alors de dogme et non plus de gnose ? La fontaine orientale des mystérieuses pratiques de méditation coulera-t-elle encore, ou est-elle déjà pétrifiée ? Des écoles qui sont à bout de souffle en Asie peuvent-elles encore promouvoir un humain en révélation progressive, et accepter les individus d’aujourd’hui ?
L’humanité, dans sa complexe, diverse et foisonnante évolution, échappera-t-elle à l’idée théâtrale d’une félicité jalousement gardée par des maîtres à penser revêtus d’une longue épitoge ? Selon nous, la quête essentielle passe par soi, par les autres, et n’a pas besoin de grand décorum... La perte d’audience des bouddhismes en Asie, le déclin probable, sinon inévitable, de leur mode en Europe, ne sont donc pas seulement le fait de l’apparition progressive d’un monde plus scientifique, plus technologique et plus informé.
Comme l’écrit le prix Nobel de littérature V.S. Naipaul (cité en 2002 par l’hebdomadaire Newsweek) au sujet de la quête humaine du bonheur : « l’idée de l’individu, de la responsabilité, du choix, de la vie intellectuelle, de la vocation, de la perfectibilité et de l’accomplissement : c’est une idée humaine immense. Elle ne peut pas être réduite à un système fixe. Elle ne peut pas générer du fanatisme. Mais on sait qu’elle existe et, à cause de cela même, les autres systèmes plus rigides éclatent finalement...»

Que des systèmes bouddhiques rigides éclatent déjà sous la pression de leurs schismes et de leurs contradictions, la statue admirable sourit... comme si de rien n’était. »



II
Religion ou philosophie ?

Le bouddhisme est un terme général qui désigne des cultes distincts et institutionnalisés, c'est à dire de nombreuses églises (écoles) qui communiquent d'ailleurs dans l'ensemble relativement peu et qui ne partagent pas toutes exactement les mêmes croyances et surtout pas les mêmes pratiques. En France ont été reconnues congrégations religieuses (par le Bureau Central des Cultes qui dépend du Ministère de l'Intérieur) plusieurs organisations issues du bouddhisme, en particulier se réclamant de lignages du tantrisme bouddhique de tradition himalayenne.

C’est une religion non théiste

Dans la mesure où des lieux de culte existent, que des communautés d'adeptes s'y regroupent et y célèbrent des rites on ne peut parler seulement de philosophie. C'est parce que le bouddhisme ne révère pas un Dieu créateur qu'il est justement qualifié de religion non théiste.Mais le débat est ouvert, on va nous objecter que le bouddhisme est avant tout une praxis, une pratique, voire un style de vie... Et nous ne pouvons pas non plus le contester !

Dans l'environnement du bouddhisme de tradition himalayenne tel qu'il est proposé en Europe la dimension collective religieuse, voire conviviale est très présente. Tisser des liens n'y est pas incongru, bien au contraire, et parfois les liens sont même visibles, comme je vais essayer de l'illustrer avec l'exemple suivant.J'ai souvent noté que l'été au bord d'un lac proche d'un de ces centres du Dharma, les pratiquants se retrouvent pour un moment de baignade : parfois des familles entières, avec parents et leurs jeunes enfants. A quoi les bouddhistes en maillot de bain se reconnaissent-il ? Cela pourrait être une devinette, si nous ne nous refusions pas à toute forme de discrimination, en particulier religieuse. On les reconnaît dans cet espace public aux cordons de protection rouges qu'ils portent autour du cou ou plus rarement du poignet. Bien souvent les jeunes enfants, parfois des nourrissons, portent aussi ces liens en coton grenat supposés apporter une bénédiction ("djinlab"), qui signalent qu'ils ont été présentés à quelque lama, eurolama ou droupla lors d'une cérémonie publique ou d'un entretien familial, voire d'une séance de refuge, qu'elle soit collective ou plus privée. J'ai choisi cet exemple du cordon de protection afin de montrer que l'appartenance religieuse semble bien être au coeur du processus d'acculturation au bouddhisme, dans le cas de traditions d'origine himalayennes à tout le moins... Alors trancher les liens ou nouer un nouveau lien ? Le bouddha avait tranché, mais il n'est pas sûr que ses nouveaux émules (ceux du tantrisme bouddhique made in Europe) l'aient bien compris.

Les limites du religieux et le sutra du lotus

Extrait du sutra du lotus : « Il n'aura pas les lèvres pendantes, ni retroussées, ni gercées ni pustuleuses; elles ne seront ni abîmées ni tordues, ni épaisses ni grandes, pas plus qu'elles ne seront noircies, ni avec aucun autre défaut. Il n'aura pas le nez aplati ou tordu, ni le visage basané, allongé, étroit ou concave; il n'aura aucune marque rébarbative. »
Cet extrait vient à propos pour mieux faire apparaître ce que cette forme tardive de bouddhisme a intégré, en effet, de merveilleux, de religieux, mais aussi, il faut bien le dire de caricatural. En relisant attentivement ces citations on perçoit dans tel ou tel passage que cette pensée est souvent figée et hypothétique, et qu'elle s'affirme comme exclusive. Qui aujourd'hui pourrait assumer la déclaration suivante au nom d'une religion de tolérance et d'acceptation des différences : "Il n'aura pas le nez aplati ou tordu, ni le visage basané, allongé, étroit ou concave; il n'aura aucune marque rébarbative." ?

On n'est pas loin du dérapage discriminatoire, raciste et xénophobe avec ces assertions péremptoires et générales issues de ce sutra. Et le pire qui pourrait arriver serait que des Occidentaux, des nouveaux convertis, prennent ces choses au pied de la lettre comme une "nouvelle sagesse", et en fassent une forme de (néo)fondamentalisme !

L'interactivité est une agréable chose nouvelle, et Internet qui la permet - en faisant circuler et commenter l'information - devrait irréversiblement contribuer à décrypter puis à déminer des messages d'intolérance lorsqu'ils se présentent sous l'apparence de sagesse évidente d'un "sutra".Personne ne peut aujourd'hui assumer de tels propos de nature discriminatoire. Alors ce bouddhisme tel qu'il est affirmé dans ce sutra appartient-il au rayon des curiosités datées et périmées ?
Autre extrait du sutra du lotus : « Les êtres y naîtront tous par métamorphose et il n'y aura pas de désir de fornication. On y obtiendra les grands pouvoirs divins, les corps émettront de la lumière et l'on s'y déplacera librement en volant. La volonté y sera affermie, comme le zèle et la sagesse. Tous seront universellement de couleur d'or et seront spontanément parés des trente-deux marques. »

La bande dessinée pour enfants et les films hollywoodiens comme Spiderman ou Batman font aujourd'hui aussi bien dans ce registre du merveilleux :
"On y obtiendra les grands pouvoirs divins, les corps émettront de la lumière et l'on s'y déplacera librement en volant."
Le diable est dans les détails, et c'est vrai, qu'en citant précisément le sutra, il nous est permis de découvrir clairement ses détails. Si nos contemporains les découvrent aussi, ils verront la trame de ce projet, et comprendront que les ombres et les dérives éventuelles de la pratique du bouddhisme en Occident ont aussi un fondement textuel et idéologique.
Ces dérapages souvent notés désormais du bouddhisme actuel ne sont pas seulement le fait de faiblesses humaines contemporaines, mais déjà inscrits dans certains textes de référence bouddhistes depuis fort longtemps, qui en sont comme des programmes.Jusqu'à présent des animateurs de centres du dharma et des promoteurs du bouddhisme en Occident ont affirmé que c'était les névroses des Européens d'aujourd'hui qui étaient à l'origine des difficultés à pratiquer leurs bouddhismes de manière décente et convaincante.

Il semblerait en lisant ces brefs extraits de sutra que les modèles de comportements que ce dernier propose soient aussi plus conflictuels, névrotiques, voire presque psychotiques (avec ce culte de la toute puissance et d'un surhomme dharma) qu'il n'est généralement admis.
Le bouddhisme est-il une psychologie ?

Une psychologie doit répondre comme toute activité scientifique au critère de l'interrogation et de la réfutation. Est-ce que le tantrika est prêt à interroger les croyances et les modèles sur lesquels est basée sa pratique ? Pas certain ! Il peut objecter à juste titre qu'interroger par exemple la vertu ou les qualités de son propre maître va affaiblir sa dévotion et donc nuire éventuellement à sa pratique. Ou il veut pouvoir conserver pour sa pratique son modèle de mandala de l'univers avec une terre plate, une haute montagne au centre et quatre continents disposés aux quatre orients. D'ailleurs sa sainteté le dalaï lama a proposé, sans grand succès auprès des disciples, que l'on abandonne de modèle de l'univers tantrique avec sa terre plate puisque nous en savons davantage grâce à la science sur la forme de la terre, des galaxies, etc.C'est parce qu'il nécessite un acte de foi renouvelé par la prière, et non l'examen libre et critique de la réalité, c'est parce qu'il ne peut pas accomplir le rejet de modèles codifiés et ritualisés qui ne correspondent pas à la réalité, que le tantrisme bouddhique ne peut pas constituer une psychologie et qu'il appartient typiquement aux nouveaux mouvements religieux en Occident.
Personnellement je ne suis pas vraiment gêné de certains attachements que dénonce le bouddhisme. Ils nous aident à nous inscrire dans le monde. Que serait la vie sans amour, sans plaisirs, sans passions, voire sans vocations professionnelles ou sans familles ?Je suis plus séduit par le message du bouddha quand il permet de mieux abandonner la violence, la jalousie ou la haine. Mais là aussi il y a une limite : la vie avec son instinct de survie indispensable, sa lutte entre les espèces pour la nourriture, n'est-elle pas un contre exemple de ce message de sérénité et de détachement ? En bref pratiquer vraiment l'absence d'attachement comme l'absence d'agression est-il possible, puisqu'il semble bien que ce soit inscrit dans le dynamisme de la vie animale et humaine... ?

"Etre libéré des conceptions, des opinions" est aussi un des objectifs de la pratique du bouddhisme souvent souligné par ses défenseurs. Mais en réalité "les opinions" ou "les conceptions" sont-ils vraiment des obstacles au processus de connaissance ?Il me semble que la curiosité d'esprit, le regard et le point de vue qu'on a sur les choses et sur le monde, et jusqu'au débat d'idées qui font avancer la pensée et parfois notre réalité concrète, sont plutôt du côté des choses utiles, et non de ce dont il faudrait se débarrasser.Je crains plutôt quand nos contemporains n'auraient plus d'opinions, plus de conceptions, et donc plus de représentations !Cette manière de condamner le mental, et ses productions, comme la source de nos maux, est très usuelle dans les milieux du bouddhisme en Occident, et je ne l'ai pas trouvée à ce point en Asie lors de mes séjours.Notre raison, notre "mental" sont si indispensables que je suis bien certain que, cher lecteur, vous vous en servez beaucoup chaque jour, ne serait-ce qu'en cet instant en utilisant cet ordinateur qui est face de vous, je ne vois pas pourquoi vous voudriez nous débarrasser de certaines de ses plus utiles productions comme les conceptions ou les opinions !"Etre libéré des conceptions, des opinions" : j'ai souvent trouvé ce point de vue, parfois sous des formes encore plus affirmatives, sur des forums bouddhistes. Je me demande parfois si ce n'est pas une manière de contrôler les disciples, de les décourager de critiquer la structure de certaines écoles se réclamant du bouddha, de les rendre plus soumis en somme à un contrôle social et mental, plus qu'une véritable hygiène de vie. Car des élèves sans conceptions et sans opinions seraient alors parfaitement malléables, et des hiérarques indélicats pourraient (j'imagine) même tout leur demander d'accepter au nom de leur foi : obéissance, travail non rémunéré, service des anciens, discipline du groupe...Bien entendu ce point est une provocation à la réflexion.Le bouddha lui-même avait beaucoup de conceptions et d'opinions, puisqu'elles remplissent littéralement les trois corbeilles du vinaya, des sutras et de l'abhidharma ! Pourquoi nous refuser à nous-mêmes, ce qu'il avait, lui, en son temps, cultivé au plus haut point ?!
La vie est plus une opportunité qu’une souffrance

De mon côté, contrairement au dogme canonique du bouddhisme qui affirme « la première vérité de la souffrance », je ne suis pas convaincu que la vie soit surtout souffrance. Cette première noble vérité ne me paraît pas aussi essentielle que l'enseignement du bouddhisme le dit. La vie est souffrance, certes, surtout face à la perte, au chagrin, au désespoir, au fait d'éprouver ce qu'on ne veut pas et de ne pas être unifié avec ce que l'on voudrait, face surtout à la maladie, à la vieillesse et à l'imminence de la mort.

Mais la vie est surtout vie, c'est à dire opportunité unique d'une expérience consciente, sensorielle, morale, artistique, sociale, pratique, terrestre etc.
La vie est avant tout un cadeau extraordinaire à apprécier avant même d'en trouver amer les inconvénients, c'est à dire la souffrance. Je ne « bouddhe » pas mon bonheur de vivre, de vivre simplement, même si je peste parfois de souffrir aussi. Et je ne conçois pas d'éveil qui trouverait que la vie ne vaut pas la peine d'être éprouvée. Car sans la vie que serions-nous ? Sans la souffrance de la vie, point de vie. Alors que serions-nous sans la vie ? Nous voudrions la vie sans la souffrance ?! Je ne pense pas que nous puissions jouer sur les deux tableaux, avoir le beurre et l'argent du beurre.

Etre vivant - naître, grandir, éprouver - privilège unique (aucune vie n'est semblable à aucune autre) mérite bien d'être reconnu. Notre reconnaissance et notre appréciation sont bien le moins que nous puissions offrir pour un tel cadeau : exister plutôt que ne pas exister, naître plutôt que de ne pas naître, être plutôt que ne pas être.Et en plus la Terre est jolie... Le ciel étoilé la nuit, très beau. Et les humains souvent sympathiques.
Alors dukkha (la "souffrance" en langue ancienne pali) restera aussi petite que possible, et ne comptez pas sur moi pour en faire un épouvantail !S'il existe un nirvana, ou plutôt des expériences possibles d'éveil, il me semble que ce sera ici et maintenant, au moment même où je presse sur la touche envoyer du clavier.
Il me semble qu'une génération plus jeune d'Occidentaux se saisit actuellement d'un bouddhisme doloriste. Un peu écoeurés et à juste titre des dérapages du tantrisme bouddhique et des scandales qui ont émaillé les années 90, ils foncent sur une lecture plus fondamentale des textes canoniques, en quête d'une certaine pureté. Le risque est d'en faire une sorte de nouvelle ascèse, d'une sorte d'idéologie de la privation : privation de viande, privation d'une sexualité assumée, privation des expériences sensorielles et des plaisirs de notre temps. Et surtout le risque est de se couper de l'époque et des autres selon le credo que tout étant souffrance, le monde étant souffrance, et les autres vivant la souffrance, il faut s'en détacher. Un bouddhisme lu au plus près du texte pourrait hélas inciter des jeunes gens à se punir, au fond, pour un monde en lequel ils ne se reconnaissent pas beaucoup, ou plutôt à se punir deux fois : la frustration du monde qui les entoure, plus cette ascèse supplémentaire de l'octuple sentier conçu comme une extrême modération, c'est à dire une sorte d'anorexie générale vis à vis de la vie.
Pour ne pas tomber dans ce mode de vie rétréci, tout en comprenant les enseignements du bouddha, il me semble qu'il faut avoir vécu, avoir bien vécu avant de prendre le recul. Le bouddha lui-même ne fit pas autre chose et jusqu'à la trentaine (un âge déjà conséquent pour l'époque antique), il tira à l'arc, pratiqua la vie chevaleresque des kshatria, fit l'amour, alla à des fêtes (des teufs dirait-on aujourd'hui), conçut une descendance, profita de plusieurs palais, et se destina même à reprendre le trône régional des Sakya après son père. C'est après cette vie vocationnelle bien remplie, comme lassé de tous ces plaisirs terrestres dont il avait vidé la coupe, qu'il prit le recul, chercha le sens, médita vraiment.

La question du soi / non soi est probablement aussi une cheville ouvrière du bouddhisme.
Vivre ! Ecrire une chanson joyeuse qui s’appellera « singing in the rain », plutôt que se laisser mouiller amèrement par la pluie... Et la chanson deviendra presque immortelle en passant aux générations suivantes et en les enrichissant. Faire de sa vie une œuvre d’art à défaut de trouver le nirvana…

Peut-être les jeunes gens qui cherchent le sens dès la vingtaine au sein du bouddhisme pourraient s'en inspirer. Au lieu de se mettre au RMI et de faire des retraites sous la tutelle ambiguë de certains « guides », (comme cela arrive parfois) ils pourraient étudier, travailler, parcourir le monde, vivre l'amitié et la rencontre des autres, mettre à profit leurs jeunes années et se faire des souvenirs avant d'avoir des regrets lorsque l'âge sera venu. Car c'est avec ce riche matériau d'une vie pleinement vécue, (et quelques remords d'avoir trop aimé la vie pourquoi pas!), qu'ils pourront sans doute prendre le recul nécessaire, et décider s'ils le souhaitent de s'orienter vers une vie plus contemplative, qu’il sera toujours temps d’entreprendre lorsque leurs cheveux auront blanchi…

Mais bien entendu je ne peux parler que de mon point de vue, chacun fera bien ce qu'il lui plaira.

Pour reprendre ce point voici une anecdote récente. J'ai passé le réveillon avec des amis, trois couples ayant chacun vingt à vingt-cinq années de pratique du bouddhisme. Nous avons beaucoup parlé des questions qui intéressent aussi ce livre. En échangeant avec eux j'ai évoqué les limites que je voyais au message même du bouddhisme : 1) la vérité de la souffrance, 2) le karma, 3) le nirvana et 4) les vies successives. Voici les quatre objections que j’ai soulevées, et un peu plus loin la réaction intéressante de ces amis..
1) La vie en tant qu’opportunité

En un mot la vérité de la souffrance n'est peut-être pas correctement formulée dans le bouddhisme, puisque en réalité la vie si elle est souffrance, certes, est surtout opportunité d'une expérience consciente unique. Sans la vie nous ne serions sans doute pas, et donc vivre n'est pas une maladie ni une fatalité douloureuse, mais plutôt un tremplin précieux et un cadeau inestimable.
2) Le karma a bon dos

Quant au karma, le bouddhisme nous dit que les souffrances d'aujourd'hui résultent d'actes non vertueux d'hier et que les bonheurs d'aujourd'hui résultent d'actes vertueux accomplis par le passé. Or, nous le voyons bien, beaucoup d'innocents souffrent (les victimes du Tsunami par exemple), d'enfants innocents meurent. Nous ne pouvons pas moralement affirmer que c'est à cause d'actes négatifs antérieurs, ce serait victimiser deux fois ces personnes, leur faire porter une deuxième fois le poids de destinées que rien ne peut justifier.

En revanche des dictateurs coulent de vieux jours paisibles. Des tortionnaires ou des aigrefins passent de paisibles retraites semblant ne pas souffrir particulièrement de cette fameuse "loi du karma". Mr Papon libéré de prison pour raison de santé, coule des jours heureux. Mr Crozemarie bénéficie paraît-il d'un jacuzzi dans sa confortable maison de retraite. Mr Pinochet n’a qu’assez récemment été inquiété par la justice de son pays. Mr Saddam Hussein est toujours vivant à l'heure de son procès (au 28 mars 2006 date à laquelle nous bouclons l’édition de ce livre), alors que de nombreux Irakiens innocents, des femmes, des enfants, des jeunes gens sont morts. La loi du karma du bouddhisme paraît un voeux pieux plus qu'une réalité.

L’idée de maturation des graines karmiques est nécessaire pour rendre plausible la théorie du karma, mais cela fonctionne-t-il vraiment comme cela ? La durée de la vie humaine permet-elle cette "maturation" ? Probablement non, et alors il faut absolument croire à cette idée de vies successives pour que la rétribution karmique ait la moindre chance de se produire et donc d'exister. Or rien n'est moins sûr que ces chapelets de vies successives pour vous et moi. Il y a donc au moins deux hypothèses, pour le moins hasardeuses, indispensables ici pour fonder cette théorie du karma.
3) La promesse vague, plurielle et contradictoire du nirvana

Quant au nirvana, qui peut vraiment compter dessus, en faire le projet de sa vie ? Honnêtement ?

Et puis, ce serait intéressant de découvrir aussi si l'union "vacuité-félicité" qui est pour les tantrikas du vajrayana le coeur de l'éveil spirituel correspond au nirvana de leurs amis Theravadin...

Chez les kagyu où l'influence Dzogchen et plus généralement Nyingma est présente (la lignée kagyu emprunte beaucoup aux enseignements et aux maîtres nyingma) le nirvana est un peu réservé... aux maîtres, aux détenteurs de lignée. Pour les disciples, il s'agit plutôt, de vie humaine en vie humaine, de réaliser progressivement des terres pures au moment de chaque mort successive et d'avancer ainsi de la première vers la dixième terre pure (ou treizième selon les systèmes), vers la libération du cycle des renaissances. Je crois que c'est à ce point qu'on peut alors parler de nirvana selon ce système tantrique.
Il y a aussi les cas de ces yogis qui réalisent le corps d'arc-en-ciel au moment de leur mort, il s'agit d'une manière de libération également, mais je ne peux dire si selon ce modèle de l'illumination c'est l'ultime et définitif, c'est à dire le nirvana. Comme ces atteintes successives (des terres pures, ou même du corps d'arc-en-ciel) correspondent de toute évidence à un raffinement de plus en plus grand de la conscience : "Dans le dzogchen tibétain, la nirvana est également assimilé à la conscience fondamentale, qualifiée de grande perfection naturelle. Il faut reconnaître la nature de l’esprit, vide, lumineuse, sensible et au delà de la mort."Alors, un nirvana pour tous, ou divers nirvana promis selon les diverses écoles ? Les promesses engagent surtout ceux qui y croient. Un maître Soto Zen (Kodo Sawaki, le maître de Taisen Deshimaru) disait quant à lui que le nirvana c'était "l'endommagement ultime"... Que voulait-il dire par là ? Et puis il y a les NDE, les near death experiences, ces expériences au seuil de la mort que racontent nos contemporains qui les ont vécues, en particulier en Occident. Sont-elles une expression de ce "nirvana", de cet éveil spirituel ? Est-ce le même éveil que chez les bouddhistes, est-ce encore une autre forme de conscience ou d'expérience ?
4) La fiction possible des vies successives

Pour ce qui est des vies successives, rien ne montre que cela se passe comme le dit le bouddhisme, c'est à dire qu'un courant de conscience se réincarne (ou passe) encore et encore dans différents plans possibles d'existence, nous donnant au passage ici et maintenant cette vie humaine.

D'autres possibilités sont tout aussi crédibles : dispersion ou cessation de la conscience fondamentale au moment de mort, réintégration ou réabsorption de celle-ci dans une autre dimension ou une autre réalité spirituelle, combinaison de facteurs dynamiques de la conscience appartenant à plusieurs êtres pour composer la conscience d'un nouveau-né. Etc. etc. Bref la théorie des vies successives est aussi un conte simple et séduisant, mais ne présente aucune présomption de sa réalité.Après avoir présenté mes modestes élucubrations, l'une des personnes présentes au réveillon m'a dit : "je pense comme vous, je suis d'accord." Je lui ai fait remarqué : "Alors vous n'êtes pas bouddhiste". Elle m'a répondu avec un sourire : "je me présente comme bouddhiste, mais je ne crois pas, en effet, à cela." Un autre participant à la soirée a ajouté, en substance : "oui, il faut toujours dire qu'on est bouddhiste aux autres qui le sont, pour ne pas créer de difficultés ou de problèmes avec eux, mais c'est vrai on ne croît pas vraiment à ces choses".J'ai donc réalisé que ces amis qui ont vingt à vingt cinq ans de dharma, qui sont pour la plupart végétariens et ont adopté une hygiène de vie et une éthique très attentive, qui pratiquent la méditation au quotidien, ne croient pas un mot du dogme fondamental qui définit le bouddhisme. Mais ils se disent toujours "bouddhistes".
La terre plate encore présente dans les représentations de nombreuses écoles bouddhistes.

Sa sainteté le dalai lama souhaitait, si j'ai bien compris, que le modèle tantrique traditionnel de l'univers - plat avec sa haute montagne au centre, ses quatre continents et ses huit sous-continents le tout entouré d'un mur de fer - soit abandonné au profit d'une représentation plus conforme à l'état de la science sur la structure du cosmos. Il ne semble pas avoir été entendu...

Cela me rappelle aussi la résistance auquel fit face le lama Denis Tundroup (lama Denys) lorsqu'il introduisit la pratique de Tchenrezi traduite en français et chantée en français. Les adeptes n'en voulaient pas au début, préférant la langue mystérieuse et moins compréhensible du tibétain.

L'abandon du latin au profit des langues nationales pour le culte, a aussi été un long combat dans l'église catholique, mais elle l'a gagné. Ceux qui pratiquent encore en latin ont d'ailleurs été mis à l'écart et sont considérés, je crois, comme des intégristes.

La question de la foi hante le bouddhisme en Occident aujourd'hui.

Le bouddha, athée, autonome et expérimental, était sensé la faire sortir par la porte, et la foi est revenue par la fenêtre avec l'accent mis sur le dévotionnel, le dogme et la croyance par des instructeurs de diverses écoles. Le bouddhisme était sensé libérer les Occidentaux de l'obscurantisme, et voilà qu'il devient le nouveau véhicule de la croyance, des pratiques répétitives, de la soumission à l'autorité du maître ou du dogme canonique, etc.
Vivre c’est aussi communiquer.

Je pense que la valeur d'un paradigme, d'une vision du monde, d'un référentiel se mesure aussi à cela, c'est à dire à la possibilité que nous avons de communiquer avec les autres hommes. Si notre regard est universel, s'il partage les principes universels de la logique, de la réfutation, du bon sens, de l'analyse et de l'expérimentation, il permet effectivement de vivre pleinement, en communiquant pleinement. Si en revanche nous nous limitons à une gnose étroite, à des principes acquis au sein d'une organisation et qui contredisent les lois de la logique, nous nous retrouverons dans un milieu étroit, limité, comme coupé des autres, et c'est dommage. Mais chacun est libre de ne vivre qu'à 1% de son potentiel communicatif si cela lui chante.
Vouloir la paix est-il possible ?

T. avait écrit au sujet de la quête bouddhiste, sur le forum Internet Bouddhismes & dépendance : "Je veux la paix, cette paix profonde qui est le coeur de mon être, je veux qu'elle se déploie."J’ai répondu par écrit sur ce forum, comme suit, à sa pacifique invitation :
« Ce souhait est tout à votre honneur. Mais vouloir cette paix n'est-il pas déjà le signe que ce sera difficile de l'éprouver vraiment ? Cette sérénité n'a-t-elle pas en effet sa manière à elle de s'inviter dans notre vie ? Et la vouloir, ou vouloir la construire, vouloir la produire, vouloir l'obtenir, ne l'empêche-t-elle pas de s'épanouir ?N'est-ce pas là tout le dilemme de nos amis bouddhistes qui veulent à tout prix la paix, et qui en oublient que la paix préfère la vie, la vraie, et connaît seule son heure pour venir. Elle visite ceux qui l'accueillent, non ceux qui lui commandent. Ceux qui peuvent être surpris de la découvrir, plutôt que ceux qui ont construit des palais ou des temples pour la garantir. Ceux qui vivent, plutôt que ceux qui l'attendent.

Vous pouvez tout avoir cher T., un beau voyage, une belle vocation, une vie assumée, mais vous ne pouvez pas vouloir la paix. Elle est comme une biche ou une antilope, comme un daim : si vous criez "viens !!, viens !!", il s'éloigne et se cache. Le seul moyen de l'attirer est de se promener très gentiment, en songeant que nos prières sont parfois comme des cris de commandement, qui éloignent la sérénité et la paix de nous.

Mais, plutôt que de souhaits ou de mantras, plutôt que de visualisations ou de prières de refuge, si vous avez dans vos mains un peu du pain de la patience, un peu du pain de l'appréciation, la paix et la sérénité viendront à vous sans même que vous les appeliez, partager le pain de votre humanité au creux de votre paume... Le bouddhisme de l'invocation, de l'incantation est donc le plus sûr moyen de ne pas éprouvez cette paix ! C'est pour cela que les centres du Dharma sont peuplés de personnes anxieuses et tendues. C'est pour cela en revanche que ceux qui vivent la vie avec simplicité et avec gratitude (et qui ne prennent pas la vie pour une souffrance, ni une fatalité, ni une maladie de l'ignorance), qui ainsi n'ont jamais étudié dharma ou méditation, sont aussi souvent ceux sur le visage desquels on peut lire le sourire de la sérénité.La paix fuit ceux qui la veulent, car sans le savoir ils l'éloignent. Elle fuit les stupas « circumambulés », elle fuit les robes drapées, elle fuit les prosternations répétées, elle fuit les zafus trop hauts, les prières de refuge rabâchées, les malas de nacre moites de transpiration, des préliminaires aux initiations. La paix a horreur de ces pièges et de ces sortilèges grossiers qu'on lui a tendus pour la capturer et l'asservir.Mais elle se montre hospitalière à ceux qui savent s'abandonner sincèrement à la conversation du monde...Voici ce que je dirai plutôt un peu à la manière de Khalil Gibran : "Je ne veux pas cette paix, cette paix profonde qui n'est pas le coeur de mon être ; mais si elle veut bien s'inviter, elle sera bienvenue. Ce n'est pas une énergie qui se déploie comme un parachute ou un parapluie, mais un peu de la vie toujours déployée comme une aile." »
La grande valeur des arts du mouvement

Le dharma est mort dans des temples, vous ne verrez que ses cendres. Cette formule excessive et péremptoire est bien entendu juste une provocation à la réflexion.Alors vous qui pratiquez un art martial, accrochez-vous à votre kimono, serrez bien votre ceinture noire, enracinez-vous à votre tatami et n'écoutez pas les sirènes. Avec l'aïkido, par exemple, vous avez le dharma vivant et vécu au bout de vos bras et de vos jambes. Vous vivez déjà le bouddhisme, car vos gestes ne peuvent mentir.Quant à la méditation assise, il n'est pas certain qu'elle soit moins bien pratiquée, ni moins intense, dans votre club d'Aikido (où chacun paye sincèrement de sa sueur le prix de l'effort et de l'engagement physique) que dans un centre du dharma (où c'est plutôt compris hélas comme une consommation molle de loisir spirituel, un peu comme siroter des cocktails dans un piano bar).
En Corée dans les années 80, il restait des traces de bouddhisme ésotérique par la voie des arts martiaux. Cela avait été une tradition très vivante, et on dit qu'elle restait vivante encore dans le Sud, le Sud-est du pays (je crois par exemple dans la région du temple de Pomosa).
Personnellement je n'ai pas rencontré cette tradition, mais j'ai eu la possibilité de rencontrer quelque chose de sa transmission aux nouvelles générations sous des formes adaptées à notre époque, et cela dans une école de Komdo atypique, à Séoul. Il s'agissait de kendo coréen, et non de kendo japonais. Il utilisait surtout le sabre courbe et moins le sabre rond en lames de bambou. Nous nous entraînions sans masques de protection, à la différence du kendo japonais, faisant tournoyer nos sabres courbes en bois en des motifs complexes.
Seul le maître avait le droit de faire ses démonstrations avec son sabre affûté en acier, lame au clair. J'ai raconté ailleurs cette rencontre et cette période où j'apprenais comme débutant cet art martial dans cette école vraiment coréenne. Le maître avait appris son art dès son enfance, par quelques moines d'un monastère, où il avait grandi, ses parents en étant les gardiens. Il avait dû ensuite retrouver des livres et des gravures anciennes rares pour compléter ses figures et sa connaissance traditionnelle. Le dharma-komdo qu'il enseignait était d'une incroyable énergie, et c'est vrai le KI (Chi) était effectivement au coeur de la puissance qui y était explorée. Les mêmes mouvements des élèves avec ou sans KI ne donnaient pas du tout le même résultat...
D'ailleurs deux petits exercices anodins avaient éveillé ma curiosité lorsque je passai la ceinture jaune, puis la ceinture bleue.

Pour la première je devais, entre autres exercices, éteindre une flamme de bougie du seul souffle du sabre.

Pour la deuxième je devais casser une paire de baguettes (comme celles qu'on utilise pour manger le riz) avec la tranche d'une carte de visite par la seule vivacité du geste. J'ai compris plus tard que ces modestes exercices étaient une invitation à entrevoir la créativité du KI, qui était tellement active chez nos habiles instructeurs...
La méditation était aussi au programme et j'en garde un souvenir très vif, dans l'ambiance d'énergie et de vitalité de ce dojo, où vivaient d'ailleurs les instructeurs dans une désarmante simplicité. Pas de douches après l'entraînement, il nous fallait puiser avec une sorte d'écope dans un grand bac d'eau froide. L'hiver cette eau des bacs était gelée dans cette salle sans chauffage. Les élèves ainsi que les instructeurs devaient parfois en casser la glace.
Cette manière d'envisager la spiritualité à l'aune du corps et de sa réponse paraît un excellent garde-fou. Le corps ne triche pas, n'est-ce pas, et réagit naturellement, on ne peut pas lui raconter d'histoires, de contes pour enfants ou de théories. Surtout dans la rencontre avec l'autre, dans sa confrontation. Il est un très bon expert réaliste en "dharma", ce corps ! Alors vous ne trouverez peut-être pas mieux dans les centres de méditation du dharma aujourd'hui, où l'approche collective de la méditation en uniformise un peu le sens.
En revanche, il n’est pas interdit de faire de bonnes rencontres à l'avenir et de partager des moments méditatifs avec telle ou telle personne de notre connaissance, ou rencontrée ad hoc, qui nous montrera sa propre pratique, sans structure, sans discours superflu, et sans carte d'adhérent !

En Asie, sans vouloir vous importuner, cher Lecteur, chère Lectrice, avec mes souvenirs, mes bonnes expériences dharma sont liés ainsi à des rencontres personnelles, à des moments privilégiés partagés avec des très petits groupes de quelques personnes tout au plus.

En Europe le standard a été en quelque sorte établi par le dalai lama et ses grands chapiteaux de 1000 à 3000 personnes ! J'exagère à peine. Nous imaginons peut-être que le dojo Zen ou le temple mahayana doit être rempli de monde qui médite ! N'est-ce pas là une idée toute faite ?
Deux, trois personnes qui partagent un moment contemplatif privilégié, où l'énergie de l'instant reste identifiée, détendue, douce et fraîche. Que demander de mieux ? Enfin, ce n'est qu'un point de vue, peut-être relatif, au fond...

III
Le disciple de trop du dalaï-lama

Je sais, c'est LE sujet qui fâche ! Alors pourquoi ne pas poursuivre par celui-ci ?
La photo ci-dessus est embarrassante pour les disciples de Sa Sainteté, qui préfèrent voir le Prix Nobel de la Paix en compagnie de l’Abbé Pierre ou de Richard Gere. Sa Sainteté le dalaï lama pose main dans la main avec le riche bienfaiteur Shoko Asahara qui aurait donné en tout à la cause tibétaine 45 millions de roupies, soit environ 170 millions de Yen ou encore 1,2 millions de dollars selon le journaliste Christopher Hitchens, His Material Highness, 13 juillet 1998 in :http://www.elevenshadows.com/tibet/hismaterialhighness.htm
Quelques années plus tard, le 20 mars 1995, le même Shoko Asahara, gourou de la secte Aum, et surtout psychopathe ayant dévoyé à sa manière la vision apocalyptique de Shambhala auprès de ses disciples, fera gazer au sarin de sa propre initiative (une arme chimique de guerre qu'il fit produire dans un laboratoire au Japon par des disciples) les passagers captifs du métro de Tokyo. L'attentat entraîna de nombreuses morts et de très nombreuses intoxications (environ 5500) dans ce qui devait s’avérer l'une des plus grandes catastrophes contemporaines en relation avec une secte.

La photo ci-dessus ne figure pas dans l'album souvenir de Sa Sainteté sur son nouveau site http://www.dalailama.com/ , mais est reproduite en revanche dans le livre électrochoc de Victor et Victoria Trimondi (http://www.trimondi.de/) "The Shadow of the dalai Lama" qui consacre tout son chapitre XIII (Deuxième partie de l'ouvrage) à cette question :http://www.trimondi.de/SDLE/Part-2-13.htm
On découvre dans le chapitre susmentionné, précis et documenté, les liens qui unissaient, avant le drame, Sa Sainteté le Dalai Lama et Shoko Asahara, (même si bien entendu Sa Sainteté n'avait pas la moindre idée de la dangerosité future et des projets funestes de ce dernier). On peut suggérer à chacun qui lit l'anglais de découvrir en intégralité le chapitre XIII du livre des époux Trimondi http://www.trimondi.de/SDLE/Part-2-13.htm pour s'en faire une idée précise et informée. En particulier il semble que les deux hommes se soient rencontrés cinq fois à partir de 1987 si l'on en croît aussi le magazine Stern (36-95, p.116-117).
(Ci-dessus : Shoko Asahara devant un tankha de tradition himalayenne)
Le gourou de la secte Aum se proposait de transformer à marche forcée le monde en un "royaume de Shambhala" et avait mis en valeur ses introductions auprès de sa Sainteté le dalaï lama pour faciliter la pénétration des idées du tantrisme bouddhique de Shambhala dans la société japonaise.
Sa Sainteté.com

Toujours satisfait, les mots « bonté » et « compassion » lui venant aisément aux lèvres, offrant à chacun de ses publics l’écho qu’il aime écouter, le dalaï lama est une véritable agence de communication :
« DHARAMSALA (Inde), 11 déc. 2005 (AFP) - Le dalaï lama, leader spirituel tibétain, a lancé dimanche depuis l'Inde où il est en exil son propre site internethttp://www.dalailama.com./Le site a été inauguré à l'occasion de la Journée mondiale pour les droits de l'homme et du seizième anniversaire de la remise de son prix Nobel de la paix. »

Pendant que Sa Sainteté honore de sa présence en exil d’innombrables colloques élégants avec brochures sur papier glacé, les Tibétains de la région autonome se débrouillent sans lui et s’en portent... de mieux en mieux. Sans minimiser les graves souffrances d'un peuple occupé au milieu du vingtième siècle : avec l’exil de l’aristocratie tibétaine, les paysans ont aussi oublié leur servage, retrouvé des terres, et avec la présence chinoise, peu à peu, paradoxalement, cinquante ans plus tard, la prospérité qui leur avait été confisquée par l’histoire féodale qui fut aussi celle du lamaïsme.
Mais ne soyons pas sévères.


Le dalaï lama est paradoxal : moderne, rénovateur, il incarne la modernité du peuple tibétain mais il est aussi le symbole de ce qu’il a souvent critiqué si attentivement : l’ordre théocratique. Voici une citation de sa sainteté qui évoque bien son paradoxe :
"Les officiels l'utilisaient [le dharma] pour gagner leur vie, les moines, les nonnes et les lamas pour gagner leur vie. A l'intérieur, dans leur monde intime, ils étaient comme des gens ordinaires, désirant avidement et haïssant. Ainsi le dharma était un poison de cette manière.Quand l'accent est trop mis sur l'institution bouddhiste, et que la nation va au désastre, c'est dans ce cas que les gens disent que le bouddhisme a ruiné leur pays."(Entretien du dalaï lama avec Robert Thurman, Rolling Stone, May 24, 2001)

Peut-être sera-t-il comme M. Gorbatchev le dernier représentant d’un système qu’il aura contribué à faire élégamment disparaître ? Gorbatchev a permis la disparition en douceur du système communiste, pour l’ouvrir au monde capitalistique. Le dalaï lama sera-t-il celui qui fera disparaître le système lamaïste en l’ouvrant à la société médiatique ? L’avenir le dira.

Il se pourrait qu’il soit le dernier grand moine, et qu’après lui le bouddhisme soit comme un corps devenu inerte, disséqué inlassablement par ses disciples en faisant l’exégèse, et célébré par ses adeptes en répétant les rituels.

Le bouddhisme vivant finira-t-il avec la disparition de sa sainteté ?

Il a conquis cette génération d’hommes et de femmes, qui se voulaient libres, des années 60, 70, voire 80 et qui pouvait encore imaginer la vie comme un projet gratuit, un voyage sans autre but que le voyage, dans un monde où la gratuité et la liberté avaient fusionné aussi chez les beatniks, puis chez les hippies, et enfin chez les « new agers » ! Certains d’entre eux deviendront bouddhistes, et leur désir de liberté, leur pèlerinage n’est plus guère possible aujourd’hui dans un monde où il faut savoir calculer, s’adapter, faire sa place. Le bouddhisme antique était celui des moines errants, mendiants et sans domicile fixe. Aujourd’hui avec la disparition de la possibilité même de ce mode de vie, c’est peut-être tout simplement la possibilité même de vivre l’essence du bouddhisme qui a disparu. Alors le bouddhisme vivant c’est fini ? Oui, c’est fini, disons « presque fini » pour laisser encore un peu de place à la possibilité de se laisser agréablement surprendre... Ce livre évoque cette fin, et le spectacle qui a remplacé la vie spirituelle, et s'y est habilement substitué...


On découvre un dalaï lama conservateur :

Je vous propose ces trois brèves citations à titre d'information par l'exemple. Elles sont extraites d'un entretien donné par sa sainteté au magazine Le Point N° 1488 du 22 03 2001, p116. L'entretien était conduit par François Gautier. Nos citations étant nécessairement tronquées, nous vous conseillons de consulter l'intégralité de l'entretien en suivant le lien indiqué ci-dessus. « Le Point : Votre Sainteté, est-ce que ce terrible tremblement de terre est de mauvais augure pour l'Inde ? Le dalaï-lama : Je ne sais pas, mais c'est certainement le résultat d'un mauvais karma. Il n'y a pas de souffrances injustes [...] »Les souffrances seraient une sorte de sanction d'un "mauvais karma" venu de "vies antérieures". Pensez-vous, chers lecteurs, qu'elles soient ainsi justifiées et donc acceptables ? La question est posée : à vos claviers et à vos souris... Acceptez-vous l’idée que les pauvres seraient fautifs, responsables de leur propre malheur, les malades aussi, les accidentés, les orphelins si l’on suit le raisonnement de sa sainteté ? Personnellement cette idée (« il n’y a pas de souffrance injuste ») me révulse, et cette « théorie du karma » me paraît inacceptable. Car la souffrance est précisément ce qui est souvent injuste, et c’est bien pour cette raison que l’humanité aspire à la réduire, en luttant contre la malnutrition, la pauvreté et la maladie...

Autre déclaration de sa sainteté, sur le nucléaire, bien que considéré comme un défenseur de l'environnement, et après une stance sur les dangers du nucléaire, il semble finalement accepter dans la pratique la dissuasion nucléaire pour son pays d'adoption l'Inde : « Le Point : D'après votre raisonnement, la bombe atomique serait justifiée... Le dalaï-lama : [...] Maintenant, je comprends les préoccupations des Indiens : vous avez les cinq Grands, qui exigent de l'Inde qu'elle n'ait pas d'armes nucléaires, mais qui se préservent le droit d'en avoir. C'est injuste et dangereux. Les Indiens doivent faire face à deux menaces atomiques venant de l'ouest et de l'est (Pakistan et Chine). » Enfin la tolérance de sa sainteté est souvent considérée comme allant de soi, qu'en est-il pour les droits des minorités et du respect des préférences sexuelles individuelles ? : « Le Point : Que pensez-vous de l'homosexualité ? Le dalaï-lama : Cela fait partie de ce que nous, les bouddhistes, appelons « une mauvaise conduite sexuelle ». Les organes sexuels ont été créés pour la reproduction entre l'élément masculin et l'élément féminin et tout ce qui en dévie n'est pas acceptable d'un point de vue bouddhiste [il énumère des doigts] : entre un homme et un homme, une femme et une autre femme, dans la bouche, l'anus, ou même en utilisant la main [il mime le geste de la masturbation]. » Non seulement l'homosexualité est condamnée mais encore... la masturbation ! Pensez-vous que cela soit la marque d'une pensée de progrès, de réalisme et de tolérance à l'heure où bien peu de pédiatres, de médecins et de psychologues accepteraient de soutenir un tel discours moralisateur sur la masturbation ?

Nos contemporains considèrent encore souvent que le dalaï lama est « sympathique » parce qu'il n'aurait « pas de discours de dogme ». Il n'en est rien ici.D'ailleurs ces déclarations du prix Nobel avaient provoqué une certaine émotion, en particulier dans plusieurs réseaux associatifs en Europe. Je crois que sa sainteté, un tantinet interpellée, a mis un peu de lait dans son thé (pour ne pas dire d'eau dans son vin, ce qui serait déplacé pour un moine bouddhiste) pour rassurer...Sans connaître les questions tibétaines contemporaines de l'intérieur je trouve que la position de sa sainteté sur ces questions de sexualité exemplifie bien la confusion entre la sphère du religieux (le lama) et le social (Le Prix Nobel de la paix) voire le politique (le chef du Tibet en exil).

En tenant un discours religieux sur les pratiques sociales, il me semble que sa sainteté montre que la maturité démocratique n'est pas vraiment là. Un peuple, fût-il tibétain, n'est pas composé exclusivement de moines et de moniales engagés à la chasteté, ni uniquement de bouddhistes pratiquants ayant adhéré aux voeux de fidèles laïcs.
Un peuple est un peuple, divers, libre, hétérogène, et les pratiques sexuelles reflètent naturellement sa liberté et sa diversité d'âges et de chemins de vie. Que sa sainteté voit la vie à travers ce dogme strict et le propose ainsi dans les medias tant aux Tibétains en exil qu'aux Occidentaux montre qu'il n'a pas tout à fait intégré la dimension démocratique et citoyenne qui fonde nos sociétés modernes en Europe.

Et je commence mieux à comprendre que nombre de ses concitoyens tibétains ne puissent tout à fait le suivre, ni se reconnaître totalement dans son action.

Imaginez un seul instant le président d'un état européen tenir un tel discours. Il serait qualifié d’ultra conservateur. Imaginez un prix Nobel vilipender des libertés fondamentales et des droits inscrits dans nos lois (l'homosexualité n'est plus une maladie selon les lois françaises depuis 1981).

De nouveaux droits sont reconnus aux personnes ayant des préférences sexuelles minoritaires dans plusieurs pays d’Europe : mariage (ou union) et adoption homoparentales en Espagne, Belgique, Royaume Uni...

Dans les pays d’Europe ce serait assez inconcevable qu’un homme politique ose une telle condamnation ! Ce serait même la révolution !
Et qui dans l'éventail des sensibilités politiques aujourd'hui oserait condamner publiquement par ailleurs la masturbation ou la fellation aujourd'hui et dire "qu'elle n'est pas acceptable" (sic) ?!

Proscrire la masturbation parce qu'elle rendrait sourd et l'homosexualité parce qu'elle serait contre nature : certains l'affirmaient au dix-neuvième siècle. Ces voix rétrogrades et liberticides aux accents victoriens se sont fort heureusement tues… Carton jaune à sa sainteté le dalaï lama pour avoir ressorti ce croquemitaine de sa boîte sans avoir pris la mesure des évolutions démocratiques en Occident.

Kalachakra et ses deux questions embarrassantes

Malheureusement pour Sa Sainteté une autre information embarrassante s’est diffusée sur le Net. Il existe bien un contentieux littéraire entre le lamaïsme et les principales autres religions d’origine sémitique, ou dites encore « du livre ». Le texte du bouddhisme tantrique de Kalachakra met en scène, semble-t-il, une confrontation à venir entre disciples bouddhistes de Raudra Chakri, supposé devenir le futur souverain Kalkin du royaume de Shambhala, et leurs "ennemis" supposés, identifiés comme disciples de Muhammad, mais aussi de l'imam Mahdi, de Yahvé et de Jésus. On trouve trace de cette idéologie somme toute guerrière dans l'eschatologie apocalyptique du tantra de kalachakra selon les époux Trimondi qui ont signé un livre de 800 pages avec plusieurs chapitres qui traitent de ce sujet.

Que faut-il en penser ? Alexander Berzin, qui a longuement travaillé aux archives tibétaines à Dharamsala, et qu'on ne peut pas soupçonner d'être hostile aux croyances et aux contenus du tantra de Kalachakra y a consacré en effet des pages attentives sur son site, même si c'est en des termes à peine plus nuancés que ceux utilisés ci-dessus : Holy Wars in Buddhism and Islam: The Myth of Shambhala. On pourra lire en particulier la fin assez ambiguë du papier d'Alexander Berzin intitulée "Similarities between Buddhism and Islam" et sa conclusion.
Il faut aussi rappeler que le Web bruit encore d'un autre débat en ligne, toujours grâce aux époux Trimondi. Les auteurs de "the shadow of the dalai lama" (ce lien ouvre la table des matières du livre en anglais) sont allés à la découverte des textes traduits du tibétain des initiations de Kalachakra. Sa sainteté en est sans doute le plus fervent maître, puisqu'il propose son mandala de sable et son initiation aux quatre coins du monde depuis de nombreuses années. Les auteurs se sont aperçus avec stupeur que le texte rituel propose après les initiations publiques la possibilité de visualiser ou de réaliser dans la chair des initiations dites secrètes à fort contenu sexuel (explicite ou visualisé, les deux niveaux sont possibles). Je laisse aux lecteurs le soin de découvrir leur contenu éventuel et de se faire leur propre idée à partir par exemple de cette note de lecture du livre qui inclut un résumé de cette assertion. Il semble bien que la condamnation par sa sainteté des pratiques sexuelles soit donnée en public, et que dans la sphère intérieure de l'initiation secrète de kalachakra (ce lien ouvre le chapitre en anglais du livre consacré à cette question), ce soit une logique bien plus permissive qui puisse se visualiser, voire s'actualiser selon l'interprétation que le maître et ses disciples en font.

Le tantrisme yoguique a de profondes racines sexuelles, et cela ne devrait pas surprendre. Mais ce n'est pas inutile de rappeler qu'entre le discours pudique voire moralisateur et les textes traditionnels des initiations tantriques, dont sa sainteté est détenteur de la transmission, un décalage peut exister. Nos amis d'outre Atlantique appelleraient peut-être cela "double standard"...


Mercredi 19 octobre 2005 Le Dalaï Lama sème la zizanie dans la communauté scientifique WASHINGTON (AFP) - Le dalaï-lama, chef spirituel des Tibétains, sème la zizanie chez les neurologues qui s'opposent sur le bien-fondé de son intervention à la prochaine conférence de la société américaine de neurologie que les critiques voient comme un dangereux amalgame de la religion et la science. Le Dalaï Lama va, à l'invitation de la présidence de l'association nord-américaine de neurologie (Society for Neuroscience), prononcer le discours inaugural de sa prochaine conférence scientifique annuelle le 12 novembre à Washington à laquelle plus de 20.000 neurologues du monde doivent participer.Le thème de cette intervention, "la neurologie de la méditation", portera sur des recherches faites par des chercheurs américains auxquelles le dalaï-lama a participé. Ces études s'efforcent de montrer que la méditation telle que la pratiquent les moines bouddhistes génère des émotions positives.Cette invitation faite au printemps a provoqué une polémique conduisant plus de 700 neurologues membres de la "Society for Neuroscience" à signer une pétition demandant l'annulation de l'intervention du leader tibétain en exil. Ce qu’ils n’ont pas obtenu. »

Dans un sens ces chercheurs font œuvre utile s'ils pointent du doigt et exposent la stratégie médiatique de Sa Sainteté visant à poursuivre la pénétration des milieux scientifiques entreprise depuis les années 90. Sa Sainteté, ainsi que Matthieu, ancien scientifique lui-même à l'Institut Pasteur, je crois, ont bien compris que la science est en quelque sorte la religion d'aujourd'hui, et qu'elle décide des valeurs contemporaines, bien souvent. Alors, ils se rapprochent, par une politique de petits pas, de l'institution scientifique, et de son potentiel de communication globale, en nouant des liens privilégiés avec des chercheurs, avec l'aide en particulier des chercheurs convertis au bouddhisme tibétain. Qu'on signale dans le milieu académique chinois (RPC) la volonté de noyautage possible de la communauté académique internationale des neurosciences est une bonne chose. Après, parmi les scientifiques eux-mêmes, et dans le grand public, chacun pourra se faire s'en faire une idée mieux informée. Au moins le débat aura lieu.Enfin se pose une autre question, celle des alliances peut-être contre-nature que Sa Sainteté sera peut-être amené à consentir pour entrer plus avant dans les sphères d'influence du monde scientifique. Il est probable qu'aux Etats-Unis le mouvement créationniste puisse essayer d'utiliser Sa Sainteté et son image d'ouverture comme un cheval de Troie pour faire progresser l'idée de l'intelligent design dans l'opinion, mais pas seulement. Les chercheurs américains proches de la mouvance évangélique pourraient être tentés de se rapprocher de Sa Sainteté pour promouvoir grâce à son image plus libérale leur agenda anti avortement, contre la sexualité pré maritale et hostile à la communauté homosexuelle (en plus bien entendu de la modification des manuels scolaires où la notion de darwinisme devrait selon eux laisser la place à celle d'intelligent design). Car, sur ces bases, les "prolife" et Sa Sainteté ont plus de points en commun que de divergences. Les entretiens médiatisés de Sa Sainteté avec George W. Bush (lui même ardent défenseur "prolife" - hostile au droit à l’avortement - et proche de ces mouvances évangéliques conservatrices) sont-ils des signes positifs d'intérêt vis-à-vis de la communauté tibétaine en exil donnés par le patron de la Maison Blanche en échange d'un "soutien amical" de Sa Sainteté à l'agenda de Bush (conservateur, créationniste, prolife - hostiles au droit à l’avortement -, et hostile au mariage comme à l'adoption d'enfants par des couples homosexuels) ? Il est peu probable que George W. Bush fasse à l'ancien maître du Potala un don sans contrepartie de son soutien politique. Et le seul pouvoir que Sa Sainteté a à échanger aujourd'hui contre ces faveurs américaines est celui de sa parole.

Cette manière un peu rapide de prendre à témoin la science expérimentale pour affirmer de manière peut-être péremptoire le système religieux du tantrisme bouddhique est effectivement une forme de condescendance un peu cavalière à l'égard du travail patient, progressif, et souvent attentif des chercheurs scientifiques.Il y a quelques années une vague de quelques publications "prouvant" l'efficacité d'une pratique appelée "méditation transcendantale" avait déjà été publiée dans des revues scientifiques. Or il se trouve que ce terme est associé à un groupe dont l'innocuité a depuis été interrogée, et une recherche sur Internet vous montrera rapidement pourquoi (regarder sur le site prevensectes par exemple). Que ces nouveaux mouvements religieux en Occident souhaitent se parer des atours de la science témoigne-t-il d'une stratégie médiatique de conquête des esprits ?Qu'il y ait dans le monde chinois aujourd'hui des scientifiques nombreux et de haut niveau, y compris des ingénieurs capables d'envoyer deux hommes dans l'espace et de les en faire revenir sains et saufs par exemple, n'est pas une nouveauté. Mais c'est assez rassurant, assez sain, si certains scientifiques d'origine chinoise constituent une force d'opposition au discours lénifiant et peut-être convenu sur les vertus supposées du tantrisme bouddhique. Le dalaï lama a peut-être trouvé là la confrontation que n'a jamais osé l'Occident, littéralement anesthésié par les techniques rhétoriques et médiatiques de Sa Sainteté. Avec en face de lui les chercheurs issus du monde chinois qui connaissent tout à la fois le contexte idéologique où opère le chef de l'aristocratie monastique tibétaine et le discours scientifique occidental, la confrontation ne tournera probablement pas à l'avantage de Tenzin Gyamtso qui va avoir affaire à forte partie. Il avait gagné la bataille de l'estime occidentale face aux fusils chinois, mais il pourrait la perdre face aux beaux esprits et aux scientifiques issus de l'empire du milieu qui n'ont rien à lui envier, et qui sont surtout très nombreux et portés par l'irrésistible décollage de leur sous-continent. C'est le dalaï lama qui a le plus a perdre dans cette affaire, qui pourrait contribuer à ternir son image, s'il s'avérait à son issue que notre Prix Nobel de la Paix avait des arrière-pensées pas tout à fait scientifiques ni complètement humanitaires.Le problème est qu'une fois de plus ce seront les Tibétains en exil, parfois pauvres et précaires, qui souffriront si les Occidentaux se détournent de leur cause, écoeurés de découvrir que leur générosité aura été prise en otage par le système lamaïste que représente Sa Sainteté qui en défend les prérogatives et les privilèges.


La compassion ou…

Ce qui reste essentiel c'est de faire quelque chose concrètement face à la misère.C'est vrai que, contrairement à d'autres maux complexes à traiter (vie insatisfaisante car routinière, dépression, mésententes familiales, conflits divers), la misère et la pauvreté peuvent être soignées et guéries par l'intervention efficace de tiers. Un peu d'argent, beaucoup de travail, beaucoup d'attention portée aux besoins des autres, et la pauvreté recule, la misère est éloignée.Tandis que lorsqu'il faut soigner les maux des "nantis", c'est beaucoup plus délicat : une soupe chaude servie chaque soir d'hiver n'est plus la panacée. Peut-être est-ce la maladie des pays du Nord, de ces pays dits riches ? Et c'est peut-être celle qui a appelé les nouveaux Diafoirus du spirituel...Avec leurs chapeaux pointus et leurs robes venues d'Orient, il fallait des hommes médecine exotiques en Occident pour soigner l'ennui des stars d'Hollywood, mais aussi des fonctionnaires français, des salariés européens, des retraités encore jeunes, de tous les urbains en quête de sens, sans oublier les rmistes et les chômeurs qui ont beaucoup de temps pour contempler les bobos à leur âme.Il fallait de la couleur, des langues mystérieuses, des sonorités improbables.Nous avions bien adopté les plats cuisinés saveurs exotiques (une marque de surgelés appelle ses tambouilles "invitation aux voyage"). Nous avions plébiscité les restaurants Indiens où l'on sert du Curry, et apprécié les plats cuisinés chinois. Alors pourquoi ne pas soigner notre morosité des pays gris, mécanisés et post-industriels avec quelques lamas sur un trône doré ? C'était logique, peut-être inévitable.Avec en plus le désir de nouveauté qui nécessite d'oublier les modes pour en sacrer de nouvelles : après les lamas ce sera peut-être les shamans aborigènes d'Australie et leur art du rêve, après ce sera -qui sait ?- les Bwiti d'Afrique et les états modifiés de conscience de la plante iboga, puis peut-être les jivaros et leur initiation, ou encore les Yaquis et leur art du traqueur...La mode des sushi a suivi la mode des rouleaux de printemps, la mode du zen suit celle des arts martiaux de Shaoling...Ce que je veux dire par là est que pour "l'euphorie perpétuelle" des sociétés de la consommation, la spiritualité est devenue une sorte de consommation de loisirs spirituels.Mais dans cette passion pour la nouveauté, il y a aussi la lassitude immédiate ou presque qui succède à cette dernière.Rappelez-vous les années Tibet (la fin des années 80 et le début des années 90) : on vendait les Citroën avec un petit moine en robe du bouddha qui nous disait en faisant le V de la victoire : "révolutionnaire". On vendait le parfum Samsara de Guerlain sur fond d'autels tantriques. Au cinéma c'était "little buddha", "Kundun", "Seven years in Tibet", puis un peu plus tard "la Coupe" et enfin le film (pas le parfum cette fois !) "samsara" qui déferlaient.Les livres du dalaï lama se multipliaient dans les rayons des grandes surfaces en format de poche. Le duo littéraire du regretté Jean-François Revel avec son fils Matthieu Ricard, moine bouddhiste, faisait des ventes formidables et "le moine et le philosophe" raflaient tous les suffrages chez les retraités de l'éducation nationale. Allons aujourd'hui à la Fnac : les rayons bouddhisme tibétain ont rétréci comme peau de chagrin. Les films sur le Tibet et le lamaïsme ont disparu de l'affiche, n'est-ce pas ? Adieu Kundun, hello chirurgie esthétique ! La publicité s'intéresse au monde des nouvelles technologies qu'elle nous présente comme la vitrine des désirs, et boude le bouddha...

La mode a intronisé le dharma, phénomène de société, et la mode l'oublie quelques années plus tard...Si le tantrisme bouddhique n'est plus à la mode, il ne faudrait pas croire qu'il soit déserté de tous, ni qu'il ait disparu.

Il a acquis, grâce à son succès médiatique et d'estime, une respectabilité qui attire justement celles et ceux qui en ont aujourd'hui le plus besoin pour leur consommation de loisirs spirituels. Aujourd'hui à l'heure où les sectes sont montrées du doigt, leur nouveau public vient-il au bouddhisme tantrique et à ses gourous ? Il est clair que le bouddhisme offre une crédibilité, une présentation et une reconnaissance sociale. Alors que les adhérents des sectes sont victimisés, d'autres peuvent trouver un havre de respectabilité en se faisant bouddhistes...

Cela passe bien mieux au travail que la sciento. Et on peut dire à ses voisins de quartier : "désolé les amis, Timberley ne pourra pas être des vôtres pour l'anniversaire de Kenza, elle a son initiation tantrique avec gueshela ».


Un homme plutôt sympathique, remis en question par une partie de la jeune génération tibétaine

Il suffit de se rendre sur les forums et les pages d'opinions de http://www.phayul.com/news/index.aspx?c=4 pour découvrir que le consensus n’existe pas toujours autour de sa sainteté et que de nombreux points méritent d’être débattus.
On y lit par exemple que pour certains en exil le système parlementaire à Dharamsala ressemble plus à une "farce" (sic) qu’à une véritable représentativité. On y découvre les reproches que les milieux laïcs font à l’encontre d’un système de représentation en exil qui a favorisé les religieux et leur système peut-être "malthusien".Et il y a l’évidence : le dalaï lama en dépit de son habileté, de ses paroles de bon sens amicales et de son humour n’a su apporter que peu de réponses effectives aux problème sociaux de tout un peuple. Qu’il le reconnaisse est bien, mais ne peut suffire à lui valoir un total satisfecit.

Le lamaïsme qu’il incarne n'était-il pas un système de caste à sa manière qui avait quelque peu étouffé le Tibet d’avant la présence chinoise ?

Affamé et misérable, dépossédé des terres et des ressources, le peuple était selon de fréquentes observations soumis à un joug invisible, maintenu peut-être dans l’ignorance, celle de dogmes qui permettaient de l’appauvrir au nom de la compassion et de la sagesse, et d’enrichir toujours plus une élite dont le souci principal était, lit-on souvent, sa propre reproduction et son maintien. La conquête chinoise dont les excès ont été clairement montrés a eu paradoxalement comme mérite (ceci n'excuse pas cela, soyons francs) celui de redistribuer les cartes et de permettre aux plus humbles qui n’avaient aucune chance sous le système lamaïste pluriel que d’en être les serfs et les porte-faix d’envisager l’avenir pour leurs enfants avec plus d’optimisme que pour leur génération.Ce sont des lamas, parmi les nantis d’un système historiquement déchu, qui arrivés en exil ont pu communiquer leur vision du Tibet. En revanche, les paroles populaires n’ont guère été entendues semble-t-il, faute de voix, et d’oreilles pour les écouter. Quant à l’endoctrinement, il existait peut-être avant la présence chinoise, il s’agissait d’un conditionnement religieux bien plus insidieux, où l’on "enlevait" (noter le guillemet) des enfants très jeunes à leurs parents pour en faire des moines qui serviraient à leur tour la classe dirigeante des lamas.

Ayant fusionné les sphères du culturel, du législatif et de l’exécutif la classe que représente certainement le dalaï lama avait concentré tous les pouvoirs.
Les gardait-elle jalousement, asseyant sa prospérité et sa sécurité sur le labeur, la misère et l’analphabétisme d'un peuple maintenu en dépendance, voir parfois en servitude ? Chacun répondra à sa façon...

Que cette servitude fût volontaire n’est pas le moindre des paradoxes, et méritait au moins une étude objective de voix dissidentes. De nombreux rebelles tibétains se sont faits torturer et "trouer la peau" pour défendre l’idée d’une indépendance du Tibet. Le dalaï lama pendant ce temps organisait de magnifiques colloques avec documents sur papier glacé, et dissertait admirablement sur la non violence, bien tranquille, à Dharamsala.Comme nous le dit avec nuance Tenzin, un jeune Tibétain dans un article en ligne sur Phayul.com :
There are only few takers among the youngsters when it comes to "rinpoches" and their big mansions, foreign trips, rich lives sodden with controversies.
[« Peu de jeunes Tibétains sont preneurs quand on leur parle de "rinpochés" (célèbres lamas) avec leurs grandes villas, leurs voyages à l'étranger, leurs vies opulentes et pleines de controverses. »]

IV
Désenchantés


Quelques pensées suivent. Nous les avons égrenées en dépit de leur caractère décousu car, chose intéressante, elles tendent à suggérer que les Occidentaux commencent à percevoir aussi de la déception en ce qui concerne le bouddhisme. Le désenchantement a commencé, et d’abord sur un fond de scandales au sein du lamaïsme…
Un parfum de scandale

Si certaines informations manquent souvent pour vérifier et corroborer celles dont on dispose déjà ce n'est pas un hasard : c'est que la loi de la discrétion a prévalu, et que l'appel de Dharamsala de 1993 http://pema.free.fr/ldl01.php3 de Sa Sainteté le dalaï lama, rédigé en collaboration et signé par 22 moines et enseignants aux mains propres n'a pas encore été suivi vraiment des faits.

Ils appelaient à la transparence et à l'exposition des maîtres au comportement non éthique en des termes explicites. Mais bien peu ont osé parler, depuis, en France, même si les mondes anglophones puis germanophones ont été plus sincères, plus loquaces et plus précoces à cet égard.
Voici un extrait de cet appel de Dharamasala (intitulé Lettre ouverte à la communauté bouddhiste) de mars 1993 désormais bien connu dans le monde du bouddhisme et qui fait souvent référence en matière d'invitation à la transparence :

"Chaque élève doit être encouragé à prendre des mesures responsables pour confronter l'enseignant avec les aspects de son comportement qui contreviennent à l'éthique. Si ce dernier ne montre aucun signe de réforme, les étudiants ne devraient pas hésiter à rendre public tout comportement contraire à l'éthique dont il existe une preuve irréfutable. Ceci devrait être fait sans égard aux autres aspects bénéfiques du travail de l'enseignant et du dévouement spirituel qu'on peut ressentir pour lui ou elle. Il devrait être très clair dans toute publicité qu'un tel comportement n'est pas conforme aux enseignements bouddhiques. Peu importe le niveau d'éveil qu'aurait atteint un enseignant, ou qu'il prétendrait avoir atteint, personne ne peut se situer au dessus de la norme de la conduite éthique. Afin de ne pas entacher la réputation du « Bouddha dharma » et d'éviter de faire du mal aux élèves autant qu'aux enseignants, il faut que tous les enseignants vivent au moins selon les cinq préceptes laïcs."
L'essentiel est dit : le milieu bouddhiste qui a gardé les mains propres a intérêt à ce que le ménage soit fait, que la lessive soit lavée. On ne peut pas lui reprocher de craindre par ailleurs que les couleurs flatteuses du bouddhisme théorique passent un peu au lavage, ou que ses rinpochés rétrécissent un peu.
Parfois chacun se sent lié à d'autres par la loi du samaya initiatique (secret tantrique), les intérêts communs, l'impact redouté sur l'image du bouddhisme et sur la fréquentation de ses centres, etc. Mais tous ceux qui pratiquent avec sincérité et honnêteté, qui n'ont pas d'intérêt financier engagé, ne sont pas mécontents qu'on dise les choses. Ils n'ont aucune envie qu'on les associe à des pratiques non éthiques. Et ils sont nombreux à nous avoir écrit pour partager les informations dont ils disposent et la compréhension qu’ils en ont.
A l'initiative de l'appel de Dharamsala la "lessive" indispensable a quand même commencé et les bouddhistes occidentaux la font "en famille", au prix d'un inévitable désenchantement. C'est un moindre mal que le joli rouge des couleurs se soit un peu fané, l'essentiel est que le linge soit propre.
Le reflux de la mode a commencé

D'un strict point de vue anthropologique : que la déception du sympathisant soit au bout du chemin n'ôte rien à l'intérêt heuristique d'une recherche, bien au contraire. Ces observations menées sur quelques vingt-deux années déjà m'ont réellement apporté de grandes satisfactions, car je ne m'attendais pas du tout à devoir proposer ces hypothèses, ni même à être surpris ! Que cette surprise soit un désenchantement a des conséquences : mon attitude initiale de sympathie pour le bouddhisme en général a bien reçu ici où là des démentis sans appel à l'issue d'observations attentives.Ainsi si mes propos tentent d'être amusés et édulcorés, si je recours à la dérision, c'est que la réalité aujourd'hui des dérives dans certains mouvements du tantrisme bouddhique est moins amusante (sans toutefois aller jusqu'à enfreindre clairement nos lois républicaines)... Par des correspondances privées et personnelles je suis souvent en contact avec les témoignages d'anciens adeptes ou pour dire les choses plus poliment : d'anciens sympathisants engagés.A leur lecture il me semble que l'ère post-tantrique doit avoir déjà commencé en Europe ! Le tantrisme bouddhique y est implanté depuis le milieu des années 1970, et trois générations se sont désormais frottées ou se frottent à ce monde et à ses organisations.Nous n'en sommes plus à l'heure de l'expérimentation comme dans les années 80 mais à l'heure des premiers bilans, voire des bilans ou des dépôts de bilan !La réalité est au delà de la fiction, les dérives sont allées, ici ou là, au delà de l'imagination, et le public le découvre petit à petit. Il l'apprend des intéressés eux-mêmes lorsqu'ils font des bêtises avec leurs disciples occidentaux et lorsqu'ils défrayent la chronique ici où là. Nul n'a même besoin de le faire pour eux. Ils s'en chargent !
Une mosaïque d'écoles

Le bouddhisme n'est pas une église mais une mosaïque d'écoles qui ne partagent ni les mêmes structures, ni même les mêmes rites. Il est donc difficile d'imaginer une régulation entre des mouvements aussi divers.Dans notre démocratie le droit de pratiquer la religion est inscrit dans la constitution et protégé par la loi. Nul ne peut y attenter même au nom de principes.Quand les pratiques restent dans la légalité, on ne peut les critiquer au risque d'attenter à la vie privée et au droit fondamental reconnu à chacun de pratiquer la religion de son choix. Et si la loi est enfreinte, il n'est plus question de discussion, mais de témoignage, et si nous avions de telles évidences, ce serait vers la justice et non vers les forums Internet que nous devrions nous tourner pour demander que cela cesse...Comme vous le voyez l'espace d'expression de ce livre est naturellement étroit, sa marge limitée, mais ce petit espace n'en est que plus intéressant... Du moins je l’espère...L'habileté de certains systèmes tantriques est d'obtenir intelligemment le consentement des adeptes. Ce sont ces derniers qui se donnent alors éventuellement l'amère potion de la dévotion, du sacrifice de leur vie personnelle, relationnelle, de leur vitalité, voire de leur vocation professionnelle. Et lorsque se dissiperont les mirages de l'engagement, ils ne pourront s'en prendre le plus souvent qu'à eux-mêmes. Quinze ou vingt ans, voire vingt-cinq années auront passé (il faut au moins ce temps pour faire ce type de bilan). Les choses auront changé, et ils n'auront même pas la satisfaction d'exprimer leur colère. Le message qu'ils auront assimilé les en dissuadera, et les responsables qui les auront habilement orientés auront peut-être été remplacés par de nouvelles figures d'autorité...

Et si nous voulions aujourd'hui, alors qu'il en est encore temps, dissuader telle ou telle jeune personne d'abandonner par exemple ses études universitaires pour devenir bénévole dans un de ces centres, ce serait impossible, ou du moins très difficile. Et si nous insistions, ce serait la victime elle-même qui nous reprocherait de faire intrusion dans la sphère privée de sa vie religieuse. Il faut ainsi laisser ces adeptes faire leurs expériences, on peut très rarement leur en faire l'économie.

C'est seuls face au miroir du temps qu'ils verront ce qu'ils ont fait ou non de leur vie, et de leur(s) talent(s). Mais bien entendu il sera trop tard pour revenir 20 ans en arrière. Leur vie sera donc ce qu'elle aura été : au service d'une pensée collective et toute faite de système, plutôt qu'au service de leur projet individualisé et unique à découvrir progressivement.
Des pratiques répétitives et conditionnantes

A y regarder de plus près 111 111 répétitions rituelles d'un mantra, d'un geste sacré ou d'une prière au gourou, ce n'est pas rien à l'échelle d'une vie. Tout publicitaire serait certainement enchanté de disposer ainsi d'un tel plan media pour promouvoir ses chips ou ses sodas.

Les préliminaires sont au nombre de cinq : prosternations, prière de prise de refuge, purification par le long mantra de Vajrasattva en 100 syllabes, offrande du mandala, prière au gourou. Chacun doit être répété 111 111 fois avec les visualisations ad hoc. C'est beaucoup. 111 111 expositions au même message représenteraient aussi environ 100 expositions par jour pendant 3 ans, ou 10 par jour pendant 30 ans.

Et, comme il y en a 5, les préliminaires tantriques correspondraient à un plan de conditionnement de 50 messages ciblés par jour pendant environ... 30 ans. (Je vous fais grâce des calculs précis, c'est une simple approximation)

Il n'est donc pas totalement surprenant que le lamaïsme utilise le format de la répétition intensive d'un message uniforme, tout comme la publicité que l’Occident connaît mieux. Mais l'ampleur de ce rabachage n'est pas du tout négligeable dans le cas du tantrisme, et doit avoir aussi des conséquences sur la psychologie de l'individu quand elle se produit dans le laps de temps beaucoup plus court, de quelques mois à quelques années, généralement imparti à la série des préliminaires. Nous le saurons d'ici 20 ou 30 ans quand la recherche en psychiatrie aura suffisamment de cas à sa disposition, lui permettant d'élaborer de nouvelles hypothèses...
Au nom du bouddha ?

Oui, il faut balayer devant la porte, reconnaître les dérapages, lorsqu'ils sont au présent, ou lorsqu'ils se reproduisent à l'identique d'un passé récent.Des entreprises modernes, pourtant commerciales et intéressées exclusivement par le profit, s'engagent sur la qualité de leur service, le zéro défaut, le remboursement de la différence, la garantie étendue, le contrat de confiance.
Votre écran a cinq pixels morts ? On vous le remplace par un neuf. Si le monde du business est capable de donner l'exemple, alors que ses valeurs morales sont souvent décriées, pourquoi le monde de la spiritualité bouddhiste ferait-il moins bien ? Pourquoi accepterait-on des déceptions, voire des promesses fallacieuses, qu'on n'accepte pas de son marchand d'automobiles ou de son fournisseur d'accès Internet ?
Pourquoi les églises, les centres du Dharma, les maîtres ne seraient-ils pas aussi responsables (accountable) devant leurs usagers, puisqu'ils se sont structurés selon les mêmes lignes que les autres institutions (associations aux statuts enregistrés, facturation des services, vérification des comptes, boutiques commerciales en périphérie et congrégations cotisant aux caisses sociales...) ?
Il n'y a aucune raison que le bouddhisme qui se targue de hautes valeurs, de véhiculer la paix et la sérénité, fasse moins bien que les institutions moins prestigieuses d'un point de vue spirituel. On ne peut pas jouer sur les deux tableaux : incarner la spiritualité dans des institutions comme les autres et ne pas en respecter les règles contractuelles, sociales, sociétales.

A moins que le bouddhisme ne soit qu'un discours, une sorte de méthode d'auto persuasion, une rhétorique de la paix... Je sais, je ne le pense pas non plus en cet instant, mais nous devons bien être certains qu'on n'a pas vidé de son contenu cette bonne sagesse antique du bouddhisme pour la remplacer par une sorte d'idéologie clé en main au service de ceux qui en contrôlent le discours et les promesses attractives, ainsi que le circuit économique, et ses quelques bénéfices directs et indirects...

Une nouvelle industrie virtuelle

Rappelons que si Renault ou Apple vendent des produits qui nécessitent beaucoup de travail, beaucoup de soin, beaucoup de mise au point, des lamas, au hasard, reçoivent des donations pour quelques paroles de bon aloi prononcées du haut d'un haut trône de contreplaqué laqué Glycéro vermillon... C’est comme un business virtuel où l'on vendrait des promesses au prix d'un coûteux service de haute technologie. Votre abonnement Internet pour un mois coûte moins cher qu'une seule journée passée à écouter un enseignant bouddhiste répétant un commentaire de texte dans un « centre du dharma ». Cela peut tenter des gens pressés, disons que cela les a déjà tenté, et qu’ils sont déjà sur le marché des spiritualités orientales.
De l'argent facile, du pouvoir, des portes qui s'ouvrent dans les milieux branchés et les medias, cela peut intéresser aussi des marchands de sable, de vent, de chanson. Alors à chacun de vérifier s'il touche à de l'authentique ou à du vent... Mais dans notre époque les probabilités sont plutôt du côté de la déception...
Si les secrets d'illumination de Véronique Jeannot (l'actrice a publié, rappelons-le un livre sur "le chemin" spirituel tibétain après avoir épuisé les possibilités de l'audimat) constitue pour certains un viatique valable, ce n'est pas moi qui gâcherait leur innocent plaisir spirituel...

S'il ne s'agit que de consommation de loisirs spirituels, s'il ne s'agit que d'aller au centre du Dharma recevoir l'initiation du karmapa numéro bis en famille après avoir visité Padirac, le Thot et la vallée de la Vézère, un beau jour du mois d'août, alors je me tais...
Pour cela compter à vue d'oeil près de 100 euros, voire davantage avec les sandwiches et les cocas des enfants, car on vous demandera d'adhérer à l'association et de payer pour la carte en plus de l'initiation.
Après Disneyland, bienvenue dans les nouveaux parcs d'attraction spirituelle ! Et n'oubliez pas de passer à la boutique dharma acheter une cloche, un peu d'encens feuilles d'automne et le must des musts : le dernier livre de Véronique Jeannot !
J’avais entendu dire, il y a quelques années déjà, que la boutique de ce centre de Dordogne était aussi la librairie qui faisait le plus fort chiffre d"affaires de tout le département. Je ne sais si c'est toujours d'actualité.
Les Occidentaux qui se sont aventurés vers le lamaïsme l'ont fait sans garantie, comme Milarepa avec Marpa selon le récit qui nous est parvenu. La faim, le besoin, l'attente étaient tels qu'ils n'ont rien demandé en retour et ont parfois signé le chèque en blanc de leur vie ; comme ceux qui ont tout quitté, situation, conjoint, biens matériels, pays natal pour ce voyage occidentalisé du tantrisme bouddhique, et que nous avons connus. Un comportement d'impulsion en somme comme il existe des achats d'impulsion irrépressibles... Je persiste à penser que la naïveté, la candeur et l'ignorance de toutes ces questions par les Occidentaux convertis au tantrisme ont quand même été largement utilisées par des maîtres spirituels du tantrisme bouddhique qui en ont surfé la vague, peut-être sans culpabilité.

Ils ont accepté ce qui leur était donné par les Occidentaux : leur confiance, leur foi, et leur ont fait partager leur connaissance de ces pratiques. Dans le processus, y a-t-il pu avoir "abus de faiblesse et d'ignorance de personnes en état de sujétion mentale" comme certains dérapages l'ont suggéré et dont nous allons parfois rendre compte dans ce livre ?
Personne n'obligeait ces Occidentaux à donner ainsi leur vie pour un rêve, tout comme personne n'est obligé d'acheter ce qu'il vient de voir à la publicité télévisuelle ou au téléachat. Cet argument est d'ailleurs souvent employé par les tantrikas eux-mêmes, il me semble l'avoir entendu déjà plusieurs fois, sous des variantes lorsqu'il y a un problème pour un disciple abusé par exemple : personne ne l'a obligé à croire à la sainteté de tel ou tel maître, ou à donner sa force de travail, ou son argent... Sous-entendu : s'il est si naïf, c'est son affaire. Et s'il a perdu la partie, tant pis pour lui. Personnellement je suis toujours autant choqué de cette vision ci-dessus des choses où c'est toujours la faute à celui qui se fait rouler, vision des choses que je reconnais avoir d'ailleurs un peu caricaturée ici.
Il est difficile d'exiger des "maîtres" une garantie de service spirituel pour les Occidentaux, car leur désir de spiritualité fait de ces derniers des papillons de nuit comme subjugués par la lumière d'une lampe. C'est leur propre aveuglement qui est en cause. Les lamas auraient été avisés de ne pas en profiter, mais ils étaient en position de le faire, en position de force.
Si l'on rencontre vraiment de l'authentique, il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain.
Ses disciples auraient regretté d'avoir manqué la rencontre de ce sage moine tibétain que j’ai connu et qui a, à sa manière, changé leur vie. Mais en revanche, la plupart auraient bien jeté l'eau du bain de la rencontre d’autres disciples occidentaux plus anciens qu’eux et donc en position d’autorité.

Hélas pour eux, ils ne pouvaient pas faire autrement : ils s'engageaient auprès d’un maître reconnu, mais se retrouvaient à devoir répondre et obéir à ses proches disciples occidentaux, qu'ils n'avaient pas choisis comme instructeurs et encore moins comme exemples vivants...
Dans l'ensemble ce proche aréopage était constitué de gens tout à fait corrects, voire tout à fait valables. Mais il est parfois possible qu'un pervers narcissique (un seul suffit), qu'une personne avec des désordres de violence perverse, aimant particulièrement le pouvoir et les auto visualisations improvisées de protecteurs courroucés, se trouvât discrètement incluse dans ce groupe, et là les choses devenaient difficiles pour certains des nouveaux parmi les plus vulnérables qui devaient passer sous ses fourches caudines, je devrais dire : sous son couperet de Mahakala...
Au nom du vieux lama sage et bon, ils devaient vraiment endurer l'enfer d'une relation avec un de ses disciples, tantrika occidental aux pratiques indétectables, qui vivait discrètement sans doute ses pulsions de violence perverse à l'aide des auto visualisations courroucées et musclées...
A l'extérieur on ne voyait pas l'essentiel, puisque on ne percevait que la personnalité caractérielle, ses crises de colère, son autorité abusive, mais on pouvait deviner aux effets produits sur les malheureux, que quelque chose de plus leur était aussi imposé...
Quelque chose dont les victimes n'avaient souvent pas la moindre idée.... Il leur a fallu plusieurs années pour se reconstruire et certain(e)s ne savent toujours pas ce qui leur a été fait pour endurer une telle souffrance subtile qui est pour eux (elles) toujours inexplicable... (J'ai mis aussi au féminin car ce tantrika s'en prenait prioritairement aux femmes.)Dans un autre registre du dérapage : voici cette petite devinette qui m'a été posée par une personne qui a bien connu celui qui organisait à une époque les déplacements d'un célèbre rinpoché. Selon cette source, quelles étaient les trois conditions pour que le rinpoché acceptât de venir donner une conférence dans un groupe du Dharma ? Il s'agissait vraisemblablement de déplacements à l'intérieur des U.S.A., où l'orateur allait dans quelque ville, faire une conférence ou une causerie, et passait au moins la nuit sur place. L'anecdote ne vaut également que pour la période concernée :
" Five hundred dollars, a bottle of whisky, a woman."(“Cinq cents dollars, une bouteille de wisky et une fille”.)
La version rock'n roll du triple refuge, en somme !

V
NEO Bouddhisme addictif

Le bouddhisme peut-il se révéler addictif et créer de nouvelles dépendances ?
Le bouddhisme occidental semble être tenté par deux extrêmes, qui ne sont pas mutuellement exclusifs. Il y a d’une part la facilité de la standardisation. C’est le "bouddhisme Mac Do" ou "MacDharma", uniformisé, prêt à consommer. Il y a d’autre part les tentations de néo-fondamentalisme. Ce sont certains de ces bouddhismes sans grand enracinement, reconstitués sous des formes très hiérarchisées, et peut-être simplifiées. On découvre en lisant les messages des forums sur Internet que jamais l'attrait d'un bouddhisme naturel, culturel et vivant n' a été aussi palpable pour sortir de ces deux ornières.
Après que soient retombées un peu la mode du Zen, puis celle du bouddhisme tibétain, frémirait le désir d'une pratique individualisée, vraie et si possible ressourcée, par exemple (idéalement) dans la rencontre personnelle de ces rares moines vivant encore la vérité de leur message en Asie. Beaucoup de maîtres de méditation vont aujourd'hui en avion d'une capitale à l'autre et ne vivent plus tout à fait le coeur de leur message, ayant une vie moderne différente de leur enseignement traditionnel.
Si ce "nouveau véhicule des anciens" parvient à éviter la commercialisation comme le conservatisme idéologique, il semble qu'il puisse intéresser ces Occidentaux en quête d'un chemin personnel, autonome, sans passage obligé par des « centres du dharma » clinquants, sans nécessiter bibelots ni colifichets vendus par les boutiques spécialisés, sans effets spéciaux ni « business model ». Ce grand retour en faveur du Theravada authentique et individuel est très perceptible. Mais comme l'écrivait fort justement un internaute : "rencontrer de l'authentique est rare et difficile".

Alors quid de l'avenir ?
Voici ce que dit le célèbre "sutra aux Kalamas" attribué au bouddha qui fonde la philosophie du "libre discernement" prônée par le bouddhisme des anciens (traduction du canon des textes en langue pali, conservé à Sri Lanka) :
« Ne vous fiez pas à ce qui a été acquis par une écoute répétée, ni à la tradition, ni à la rumeur, ni à ce qui est contenu dans les écritures, ni à l’injonction faite, ni à un axiome, ni à un raisonnement spécieux, ni au biais lié à une notion qui a fait l’objet d’une réflexion, ni à la capacité apparente d’un autre, ni à la considération suivante : « le moine est notre enseignant ».

Quand vous savez [par] vous-mêmes [par expérience] : « ces choses sont bonnes, ces choses ne sont pas blâmables, ces choses sont louées par les sages, entreprises et appliquées ces choses amènent bien et bonheur », [alors] entrez et établissez-vous en elles.

La discipline de l’être noble qui est de cette manière dénuée d’avidité, d’hostilité, sans confusion, avec une compréhension claire et vigilante s’établit ainsi [dans l’immensité de ces quatre états d’attention] : De son cœur rayonnent l’amitié, la compassion, la joie, l’équanimité vers une des quatre directions de l’espace. [...] Il s’établit ainsi, diffusant la pensée exaltée qui est libre de haine, en faveur de l’existence partout, dans tout l’univers, de tous les êtres vivants. »
Le bouddha a rompu ici avec les traditions dévotionnelles antérieures : c’est la charte du libre discernement ou Kalama sutra, in Anguttara Nikaya, Tika Nipata, Mahavagga, 65.
Addiction or not addiction ?

Le fond de la pratique bouddhiste, s’il n’est pas soumis au libre examen de l’esprit critique, peut-il constituer une dépendance ? Cette recherche complexe de sagesse, vacuité, compassion, félicité, par la méditation et les pratiques rituelles peut elle alors devenir addictive ?

Est-elle addictive telle quelle ? Ou est-elle addictive dans le contexte d'une crispation et d'une recomposition communautaires, dont on découvre aujourd'hui qu'elles touchent aussi divers nouveaux mouvements religieux, dont certains se trouvent être "bouddhistes" (épinglés dans le rapport parlementaire Vivien-Guyard de 1995 par exemple) ?
Une thèse est souvent soutenue par les mouvements de la laïcité qui reprochent aux religions d'être un opium du peuple, de les assujettir avec de belles paroles d'espérance, des fumées d'encens et de beaux chants. En étant devenu une religion, le bouddhisme-t-il pris lui aussi ce travers (si tant est que ce soit un travers) d'autres églises ?
Légitimité ou non de la pratique et de l’institution religieuses

Une autre facette existe aussi à cette question : celle de la dilution et de l'adaptation, avec l'idée qu'en diluant le message authentique dans des formes rituelles ou sacerdotales on a diminué le caractère libérateur du bouddhisme (s'il existe) et augmenté les facteurs de dépendance religieuse.
Si le bouddhisme est la quête infinie du sens et de soi, et s'il n'en diffère pas, en quoi est-il légitime en tant que doctrine et qu'institutions particulières ?Si l'air que je respire est là partout - et disponible - autour de moi, pourquoi devrais-je aller l'acheter en bouteilles à un "marchand d'air" qui m'en vante les qualités ?Si le sable est disponible dans le lit de rivières qui coulent pour tout le monde et que je peux m'en procurer librement et abondamment, pourquoi devrais-je alors m'en remettre à un marchand de sable ?Si chacun qui connaît la musique peut inventer ses airs, les jouer pour soi et pour d'autres en quoi le marchand de chansons est-il indispensable ?En d'autres termes: certaines entreprises culturelles qui se réclament du bouddhisme n'ont-elles pas tendance alors à nous vendre ce que nous détenons en nous déjà, nous laissant croire qu'elles sont des institutions indispensables, comme le feraient les marchands d'air, de sable, ou de chansons ?...
Où sont passés les enseignants authentiques ? Par exemple dans le lamaïsme, les Dilgo Khyentse, les Dudjom, les Kalou, les Guendune ne sont plus là. Avec eux c'est une génération d'hommes discrets, humbles et stables qui s'en est allée. Ils vivaient au contact personnel de leurs disciples et n'accordaient pas une trop grande importance à leur plan média !

Aujourd'hui les "réincarnations" qui les remplacent vont en avion d'un continent à l'autre, allant d'une centre communautaire à un chapiteau, résidant parfois dans des hôtels 5 étoiles luxe en lieu et place d'ermitage (comme le dalaï-lama dans sa suite dupleix à l'hôtel Crillon, lors d’une venue à Paris). Simultanément les avocats, les huissiers et les affaires ont pris le relais... ici ou là. Pour le disciple le changement est de taille : en l'absence d'un enseignant stable, présent et surtout indiscutable, des communautés se sont repliées sur les rites, l'adhésion au discours, et des figures d'autorité peut-être moins désintéressées du pouvoir (car elles n'ont pas le charisme des enseignants de l'ancienne génération).
A rebours, le fait que l'enseignement antique reste direct, de personne à personne, que le recours à l'écrit soit somme toute accessoire et illustratif, et non pas central, et qu'aucun échelon intermédiaire ne s'immisce ici entre le moine instructeur et l'étudiant sont sans doute des signes d'une tradition encore vitale et authentique lorsqu’ils existent. Mais ces signes se font rares en Occident.
Cette intimité entre celui qui instruit et celui qui apprend a été bien souvent altérée dans les « centres du dharma » occidentaux. S'il existe un instructeur principal et qualifié, il est rare qu'il puisse s'occuper de chaque élève individuellement et attentivement.
Le plus souvent offert à la tentation d'augmenter le nombre de ses disciples, l'instructeur ne peut plus s'occuper correctement de chaque personne en particulier. Mais cela lui permet ainsi de "multiplier les pains", en quelque sorte, c'est à dire de recevoir des offrandes et des donations plus nombreuses, à la mesure des effectifs de ses ouailles. D'où le recours aux échelons intermédiaires qui répètent la lettre sans comprendre toujours l'esprit, et aux écrits qui figent les pratiques en quelque commode livre fade de recettes.
Dans le gigantisme des centres du dharma européens, comptant parfois plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de disciples présents simultanément, se trouve sans doute ainsi la cause directe de l'affadissement de l'enseignement, la perte de son contenu, de son sens.

Les boutiques du dharma ont fleuri

Quand les ventes de souvenirs en stuc doré ne suffisent pas à équilibrer les comptes, on fait même appel dans certaines communautés à l'héritage des vivants, encourageant les adeptes à léguer de leur vivant leurs biens à ces nouvelles institutions culturelles.Il est donc pensable que la dépendance du disciple soit parfois encouragée, cultivée puisque ce dernier est une ressource économique (par son travail bénévole, ses biens, ses donations, voire ses legs) qui doit être maintenue disponible, du moins tant que le disciple dispose de moyens matériels ou humains d'aider sa communauté.Il y a donc là des raisons tangibles à promouvoir ici ou là (sans généraliser) discrètement la dépendance religieuse des disciples. Quelque organisation "pragmatique" (je ne généralise toujours pas) a tout intérêt à l'entretenir, quitte à recomposer le groupe et à réinterpréter le discours de sagesse et ses canons. Parfois il suffit de quelques glissements de sens et le tour sera joué.Le folklore, les bibelots sont aussi, hélas, les signes que le contenu de l'enseignement à été réduit, faute d'un véritable dépositaire de sa pratique : un vieil enseignant, humble et capable, disparu depuis longtemps, et dont seul le souvenir continue d'exister.
Propensions, replis, crispations ?

Parmi ces nouveaux mouvements religieux bouddhistes occidentalisés certains ont-ils aujourd'hui des propensions sectaires ? Une notion relative mais qu'il faut aussi évoquer. Le rapport parlementaire sur les sectes de 95 en avait épinglé quelques-uns (une poignée). Ce document est toujours en ligne sur le Net. Il peut être consulté aisément et téléchargé également en PDF pour être consulté hors connexion [1180k]. Ce rapport souvent cité et qui a fait date n'était peut-être pas assez outillé ni spécifique. Il s'était contenté de reprendre les observations des forces de l'ordre, souvent suite à des plaintes, rapports repris et complétés par les services les Renseignements Généraux.Une secte pratique la manipulation mentale, utilise l'état de sujétion physique ou psychologique des disciples, abuse de leur état d'ignorance ou de faiblesse. On voit que ce type d'accusation est grave, et c'est pour cela qu'en général on réserve cette étiquette infamante aux communautés qui ont eu des problèmes avec la justice et pour lesquelles un verdict a été rendu.

La loi About-Picard

La loi About-Picard de 2001 qui prévoit des peines pour l'abus de faiblesse ou d'ignorance sur des personnes en état de vulnérabilité devrait permettre d'y voir plus clair à l'avenir, en voici le nouveau texte extrait du code pénal : « CODE PENAL (Partie Législative) Section 6 bis : De l'abus frauduleux de l'état d'ignorance ou de faiblesse Article 223-15-2 (Loi nº 2001-504 du 12 juin 2001 art. 20 Journal Officiel du 13 juin 2001)(Ordonnance nº 2000-916 du 19 septembre 2000 art. 3 Journal Officiel du 22 septembre 2000 en vigueur le 1er janvier 2002)Est puni de trois ans d'emprisonnement et de 375000 euros d'amende l'abus frauduleux de l'état d'ignorance ou de la situation de faiblesse soit d'un mineur, soit d'une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente et connue de son auteur, soit d'une personne en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l'exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement, pour conduire ce mineur ou cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables.Lorsque l'infraction est commise par le dirigeant de fait ou de droit d'un groupement qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d'exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités, les peines sont portées à cinq ans d'emprisonnement et à 750000 euros d'amende. »

Il est probable que des familles porteront plainte plus facilement, de par une judiciarisation de plus en plus grande de notre société et de par l'existence de cette loi qui protège mieux les personnes des dérapages de gourous et de leurs acolytes. Par exemple une peine de prison de 3 ans avec sursis a récemment été prononcée à l'encontre du "maître à penser" dans une affaire de groupe spirituel "christique" ou "apocalyptique" (suicide d'un disciple, tentatives de suicides d'autres disciples). C'est la première fois que la loi de 2001 a été appliquée. Le jugement en appel a été prononcé début juillet 2005.Avec le nombre important de groupes issus du bouddhisme, ou s'en réclamant, les effectifs de plus en plus importants cloîtrés dans des ermitages collectifs pour des durées de 3 ans et plus, il est probable que la loi de 2001 connaîtra des applications. Ne serait-ce que pour des raisons statistiques : plus de disciples entraînent probablement plus d'incidents.J'espère que les choses n'en arriveront pas là, et ce modeste livre en ligne existe aussi pour cela, pour apporter si possible sa toute petite pierre dans l'édifice de la modération, de la prudence et du "raison garder". Prévenir vaut mieux que guérir.

« Mon église n’est pas une secte »

On est au cœur de la question de la dépendance avec la "dimension sectaire ou non" de certains mouvements... La "secte" est précisément le dérapage le plus sérieux d'un nouveau mouvement religieux (n.m.r.) vers la dépendance instrumentalisée des disciples...C'est parfois un sujet tabou chez des sympathisants du bouddhisme qui ne veulent pas en parler, ni voir les choses en face, le cas échéant. La politique de l'autruche ne durera qu'un temps, et il faut s'attendre à de que ce soit la société civile qui fasse le travail d'investigation dans ce domaine, à la place des intéressés eux-mêmes qui préfèrent, certains du moins, le confort rassurant de leurs mantras !
Le romantisme bouddhique et la dépendance affective

Il me semble qu'il doit être plus facile de trancher la dépendance vis à vis des pratiques de groupes sectaires, que celle qui naît de l'attachement spirituel et affectif envers de véritables enseignants du bouddhisme, naturellement plus fascinants.

Comment se détacher de telles personnes humaines remarquables ? C'est sans doute beaucoup plus difficile pour un étudiant du bouddhisme de rester autonome et indépendant vis à vis de modèles indiscutables.La fascination du disciple ne connaît pas de borne puisque tant sa raison que son sentiment sont saturés d'un frémissement qui ne s'arrête qu'à la mort du maître, se muant alors en une douce et profonde nostalgie, comme pour la perte d'un être cher dont on se plaît à imaginer (comme Proust le fit) qu'il est toujours présent par l'édifice du souvenir.C'est dans cette fusion du sentiment et de la conviction d'être en contact avec "the real thing", la chose réelle, que se densifie cette fascination à laquelle nous avons donné le nom de dépendance. Et dans la mesure où le modèle d'autorité ne déçoit pas, c'est à dire dans la mesure où il est effectivement doté des qualités attendues de lui, ce frémissement du disciple devient immédiatement un puissant vecteur mais aussi une "drogue dure" dont il n'est pas prêt de décrocher...La rencontre, en un seul, de tous les bons objets s'est opérée : la quête de sens, la force de l'amitié spirituelle ont en ont en quelque sorte fusionné dans cette douce passion.
Le vent de l'histoire a fait hélas disparaître la plupart des vénérables maîtres asiatiques authentiques aux tempes blanches en nos contrées occidentales, ce que nous notions déjà dans les paragraphes précédents, et la question de leur influence addictive ne se pose donc plus guère... Quels sont donc les risques de dépendance qui demeurent ?

Toxicomanie et dépendance bouddhique

Sans vouloir généraliser, et pour ce que j'en sais, il y a eu quelques toxicomanes qui sont arrivés dans les jeunes communautés bouddhistes qui se développaient en Europe autour de quelques lamas tibétains (et aussi bhoutanais) dans les années 70, et au début des années 80.Ces années étaient celles de styles de vie expérimentaux. C'était déjà la fin de la période Hippie / Woodstock et presque le début de la période New Age. Elles correspondaient aussi à la fin du grand mouvement vers les communautés du retour à la terre post 68. L'émergence des nouvelles communautés dites de la "conspiration du verseau" ou du "nouvel âge" s'annonçait. J'espère que les connaisseurs de ces périodes et de leur sociologie ne m'en voudront pas de ces raccourcis et corrigeront les approximations.Donc à la fin des années 70 des personnes qui s'étaient un peu vite brûlées les ailes dans les paradis artificiels ont voulu lâcher la toxicomanie et s'ouvrir à un milieu plus sain qui pouvait les aider.

Disponibles, souvent sans travail, ces garçons et ces filles se sont naturellement tournés vers les nouveaux centres bouddhistes qui apparaissaient alors en Europe. Ils sont devenus sympathisants mais surtout bénévoles, partageant leur temps entre de nouvelles activités au service de ces groupes et ces nouvelles expériences de vie communautaire. Il est clair que cela a aidé un nombre significatif de ces personnes à lâcher leur toxicomanie (LSD, héroïne, cannabis, ou poly consommation avec l'alcool).Ils ont également contribué à introduire dans l'imagerie et la mythologie du bouddhisme himalayen une approche plus fantastique et libertaire, et un style imprégné du psychédélisme issu de la contre-culture des années 70.

On découvre alors que le désir de spiritualité qui s'exprime en faveur du bouddhisme tibétain a commencé avec un petit livre "J'ai Lu" « l'aventure mystérieuse » à la couverture rouge... Le célèbre « troisième œil » signé par Lobsang Rampa, un citoyen britannique bien caché sous un pseudonyme tibétain.

Le mythe du lama aura donc été premier, et la réalité du bouddhisme himalayen sera venue un peu plus tard avec les premiers « centres tibétains du Dharma »...La place du mythe, du conte de l'imaginaire est en effet très intéressante à constater dans la genèse du phénomène social. Tout cela pouvait donc attirer anciens toxicomanes et la faune colorée de la contre culture psychédélique.

Plusieurs lamas tibétains avaient d'ailleurs, disaient-ils, quelques difficultés avec ces disciples un peu rebelles et aux cheveux longs qui ne correspondaient pas à l'image des moines du Tibet disciplinés et au crâne fréquemment rasé... Mais revenons pour un instant à un passé plus récent, et à un autre style d'adeptes. Je me souviens qu'en 98 deux très jeunes disciples laïcs, travailleurs bénévoles d'un centre du dharma en Occident avaient recueilli à table, lors d'un déjeuner pris en commun , les confidences d'un maître de retraites, un moine (et eurolama) européen. Ce dernier les avait choqués en leur expliquant qu'à leur âge il avait été brièvement et plus ou moins "dealer" pour reprendre le terme précis qu'il avait utilisé. Ces jeunes gens de dix-huit à vingt ans en étaient resté pétrifiés et étaient venus me confier leur stupéfaction !Au fond cela aurait-il dû les étonner ? L'époque précédente était peut-être plus favorable à ce type de conversion spectaculaire. Une dépendance en remplaçait en quelque sorte une autre...C'est sans doute une amusante caricature, et rien de plus ! Mais il vaut mieux retrouver les toxicomanes dans les monastères lamaïstes que l'inverse ! Réjouissons-nous donc que la transformation, se soit opérée dans cette direction ! Il est ainsi pensable que la dépendance au tantrisme bouddhique, si elle existe, est subtile et donc moins évidente que la dépendance toxicomaniaque...J'ai tenté de brosser un tableau du passé : il sera intéressant de mieux connaître les visages actuels de la toxicomanie. Il nous faut donc rappeler ici la place de l'alcool dans la vie sociale et au coeur des rituels d'offrande spirituelle des communautés du tantrisme bouddhique.

Enfin en quelques mots il faut quand même évoquer à ce point ceux qui, moins chanceux ou plus vulnérables, ont adopté le tantrisme sans toutefois pouvoir cesser leur dépendance aux produits illicites.Il existe, on s'en doute, peu de faits avérés, car dans la mesure où ces conduites sont répréhensibles elles restent toujours sous le manteau.
Il m'a semblé entendre récemment deux anecdotes que je restitue ici sous toute réserve, ne pouvant en garantir l'authenticité. Il s'agirait de deux cas possibles (dont je préserverai l'anonymat et la vie privée en effaçant certains détails, et en en modifiant certains autres, pour que personne ne puisse les identifier ni les exposer dans leur fragilité).L'un est celui d'un garçon européen qui, pratiquant d'une part les rituels yogiques et vaquant d'autre part entre l'intérieur et l'extérieur d'un centre tantrique en Occident, n'aurait paraît-il pas tout à fait renoncé à son goût pour le cannabis. Il a fait une rupture d'anévrisme dans le centre (qui d'ailleurs aurait été diagnostiquée très tardivement après l'incident, sans que j’aie pu vérifier ces assertions. C'est en tout cas ce qui a été raconté parmi ses coreligionnaires). Il a survécu fort heureusement, et ses parents le reprirent ensuite chez eux.L'autre cas est un ancien travailleur bénévole d'une communauté du tantrisme bouddhique, également d'Europe occidentale, qui a également pratiqué ce qu'il est convenu d'appeler des tantras supérieur. Il aurait dit-on également conservé un certain penchant pour ces mêmes substances illicites. Sa santé mentale aurait là aussi souffert. Amené à prendre alors des médicaments psychotropes régulièrement prescrit par son psychiatre, pour stabiliser son psychisme qu'il ne pouvait plus tout à fait contrôler, il aurait, paraît-il continué à hésiter entre les pratiques tantriques, le cannabis et les médicaments (neuroleptiques ou antidépresseurs) qui lui étaient prescrits. Seuls les effets sont clairs : un internement heureusement bref, et aujourd'hui le suivi indispensable d'un psychiatre.On le voit les effets combinés des intoxicants et des pratiques yogiques du tantrisme bouddhique sembleraient être terrifiants au vu de ces anecdotes. Plus de recherche est nécessaire dans ce domaine.

On peut poser la question : dans la mesure où une personne ne peut renoncer définitivement à ses substances illicites, la conversion au tantrisme bouddhique est-elle une bonne chose ? Dans la mesure où la combinaison psychotropes+yoga tantrique pourrait être fâcheuse, le "remède" tantrique supposé pourrait-il alors s'avérer pire que le mal ?
La question délicate des vœux de renoncement chez les toxicomanes

Il y a en fait diverses écoles du bouddhisme qui proposent les cinq engagements de laïc. Il s'agit généralement de renoncer à tuer, voler, mentir, avoir des relations sexuelles orales et anales (etc.) et consommer des substances intoxicantes (alcool, tabac, drogues).
Selon les écoles cette dernière liste peut varier ou se nuancer. Le tabac et l'alcool sont plus ou moins mis à l'index selon les cas.Dans le cas où le disciple prend des engagements de "pur fidèle laïc" (bramacharia, ou en tibétain sancheguenien) il renonce en plus des cinq voeux de laïc à toute vie sexuelle active. C'est du moins la théorie. Dans
 le voyage de la 5ème saison je raconte les aménagements que les uns ou les autres trouvent parfois avec ces règles dans une lamaserie.Les anciens toxicomanes sont parfois encouragés à choisir ces cinq voeux de laïc ou pur fidèle laïc (s'ils peuvent s'y tenir) afin de maintenir leur sevrage dans le temps. Endommager un voeu, même sans le briser complètement (ie : la cigarette à la maison) risque de remettre en cause la qualité de cette « protection venue des bouddhas » (sic) et d'ouvrir la porte à une rechute pire encore dans le « gouffre abyssal du samsara » (sic)...

Car si la consommation de drogue est un acte incorrect, cette consommation lorsque l'intéressé a pris les voeux a des conséquences perçues comme encore plus sérieuses. Vous pouvez imaginer la difficulté à se tenir à ces engagements dans un milieu social pluriel.
Ataraxie et quête du bonheur

L’ataraxie promise par le bouddhisme est-elle vraiment une quête justifiée pour tout humain sensible, différencié et qui a besoin de s'essayer aux choses de la vie ?
Première réaction : bien que promise, cette tranquillité n'est pas garantie, et vous connaissez peut-être comme moi des adeptes qui ne sont ni plus ni moins sereins que des personnes inscrites dans le processus heuristique de la vie.
Deuxième réaction : et si elle peut être obtenue, cette paix n'est peut-être pas toujours une si excellente chose, si c’est une manière d'être qui a tendance à uniformiser les regards et les sourires.

C'est en effet une des questions que l'on pourrait poser : les styles uniformisés de tranquillité intérieure du bouddhisme permettent-ils tous de maintenir la spécificité et de préserver le projet individuel de la personnalité humaine ? A trop vouloir abraser l'ego, ne risque-t-on pas d'affaiblir ce "je" qui nous particularise, et nous identifie ?La question se pose tout particulièrement avec certaines écoles du tantrisme bouddhique qui avec leurs méthodes expéditives basées sur la répétition d'implorations au gourou, de mantras et de visualisations transparentes et colorées, pourraient même faire peu de cas de la personnalité humaine dans ce qu'elle a d'unique et de fragile (nous ne généraliserons pas).


Comment apprendre, progresser ou étudier autrement ?Toute activité apprise implique qu'on s'y mette, qu'on s'y consacre un certain temps, et donc qu'on en devienne un peu "dépendant". Le bouddhisme comme toute activité qui nécessite une discipline comporte naturellement lui aussi ce caractère de dépendance...

Tout comme des artistes en plein accouchement créatif, les « méditants » peuvent eux aussi avoir leur période d'occupation maximale, une période où ils seront un peu moins disponibles pour les autres.On trouve aussi ces anciens retraitants revenus dans le monde, s'occupant de conjoints et d'enfants, preuves vivantes d'une autonomie naturellement retrouvée. Il n'y aurait donc pas, dans le meilleur des cas, plus de dépendance dans le bouddhisme que dans la vie, que dans le meilleur de la vie.Le bouddhisme participerait de la générosité de l'offre culturelle contemporaine et sa diffusion serait une des facettes de la richesse de notre époque.L'argument est valable. Alors pour mieux comprendre, j'aimerais ici aborder une activité précise du tantrisme bouddhique. Que pouvons nous déduire des pratiques répétitives du bouddhisme de tradition himalayenne, en particulier des mantras, des prières, des supplications au gourou, ou des préliminaires ? Cette répétition (des dizaines de milliers de fois, jusqu'à cent mille, voire un million pour le mantra de Chenrezig) est-elle toujours compatible avec l'idée de créativité, de richesse culturelle, de variété et de découverte ?
Bis repetita non placent

Et dans les retraites du tantrisme bouddhique, la question se pose de l’intensité des pratiques répétitives. Quatre sessions de (trois heures chacune) de rituel quotidiennes (comportant ces nombreuses répétitions de mantras, de gestes ou de prières), plus le rituel collectif (protecteur courroucé) du soir rendent sans doute restreint le temps de la contemplation et des activités personnelles.
Alors que les monastère catholiques prévoient généralement plusieurs heures de vrai travail, ainsi qu’un moment de conversation et de détente avec les autres pour leurs moines, certains centres de retraite du tantrisme bouddhique semblent accentuer l’emprise de la passivité, de la sédentarité, du culte, du rite et de la répétition. On pourrait légitimement demander : pour quelles raisons ?
Ce phénomène s’accentue, ou plutôt a des conséquences plus sérieuses, depuis quelques années. En effet la mode du bouddhisme de tradition himalayenne s’essoufflant (il nous suffit de constater le rétrécissement inexorable des surfaces des tables de livres consacrées à ces sujets à la Fnac), les centres de retraites tantriques ont désormais du mal a remplir, et certains n’y parviennent plus.Alors qu’il y a quelques années ils refusaient des candidats, certains aujourd’hui n’en ont même pas assez pour atteindre leur capacité d’accueil ou doivent aller les chercher dans d'autres centres du dharma.
Il en résulte que la sélection des candidats n’existe plus vraiment dans les faits, et devient davantage semblable à un simulacre. Des personnes arrivant au dernier moment peuvent ainsi être acceptées pour un cycle de trois années et trois mois.

Par le passé la pléthore de candidats se bousculant aux portes des droupkangs permettait une sélection plus effective (même si elle favorisait paraît-il les personnalités les plus malléables) ; les responsables de ces retraites pouvaient choisir ceux qui leurs paraissaient les plus aptes sinon les plus aguerris.

Aujourd’hui, ils n’ont plus ce choix, et il devrait en résulter que des personnes moins préparées risquent fort d’entrer dans ce processus répétitif et conditionnant, et peut-être d’en souffrir ? Voire peut-être d’en être irréversiblement affectées si certaines présentaient une fragilité de nature affective, psychologique, neurologique ou surtout psychiatrique qui n’aurait pas été détectée, faute de temps d'observation ?
On doit opposer ce phénomène à celui des monastères catholiques qui pratiquent dans les faits le noviciat et n’engagent le processus érémitique qu’avec des candidats qui ont été éprouvés et qui ont eu véritablement le temps de choisir. On doit leur reconnaître cette prudence et ce discernement.

Mais revenons à des communautés du tantrisme bouddhique sans pour autant généraliser. Le train de vie de certains lamas et eurolamas de la nouvelle génération à la tête de communautés est devenu de plus en plus dispendieux… D’autre part les centres du Dharma ont pour certains des endettements importants. Ils sont liés à des investissements en pleine période d’euphorie et de croissance, période qui promettait des recettes à venir. Les recettes se sont effritées avec le déclin de la mode bouddhiste. Pour attirer de nouveaux disciples et de nouveaux dons, les centres de retraites tantriques multiplient ainsi les opérations de charme auprès des medias en particulier régionaux. Ils n’hésitent pas à intégrer au processus rituel des retraites des personnes parfois peu préparées. La raison est simple : ces nouveaux retraitants seront des soutiens pour leur communauté, et leur flux ne doit pas tarir, sinon la congrégation risque de péricliter.Et puis les nouveaux retraitants de trois ans contribuent par un flux monétaire non négligeable puisque on leur demande en général un loyer mensuel un peu plus élevé que le coût réel de leur hébergement. Multiplier des loyers même relativement modiques permet de disposer d’un flux financier entrant non négligeable et stable (sur trois années au moins) pour l’association qui le gère.Il semble donc que la vocation spirituelle des retraitants est aussi attentivement mise à contribution financière par des communautés en quête de reconnaissance et de moyens.

Il ne serait pas surprenant que cette noble motivation de l'engagement spirituel des nouveaux puisse ici ou là être instrumentalisée par des collectivités qui penseraient (noter le conditionnel, nous n'affirmons rien) surtout à la survie de leur organisation et aux prérogatives de leurs cadres dirigeants, même si c'est "au nom du bouddha" et sur fond de dorures, de robes rouges et de fumées d'encens.
Et quid du milieu lamaïste ?

Christian Pose a voyagé trois ans en Inde, comme moine errant, parmi la diaspora tibétaine, allant d'un lama à l'autre, d'un monastère lamaïste à un autre :
http://linked222.free.fr/cp/ChristianPose.html

Voici les premières lignes de cette page web (à lire dans son intégralité pour ne pas se contenter d'une citation tronquée) : « J'ai brûlé ma robe de moine du bouddhisme maha-vajrayana tibétain il y a quelques années non sans raisons. Comme beaucoup de frères et soeurs pauvres et critiques, j'ai eu beaucoup de difficultés à supporter la restauration politique, en France et en Inde, de la hiérarchie bouddhique en tant qu'une structure sociopoliticoreligieuse du bouddhisme régional du Tibet. Cette structure, sous-jacente aux enseignements généraux sur le bonheur, l'amour et le bien-être, me paraîtra l'une des causes de l'effondrement du bouddhisme au Tibet avant le XXème siècle. »Voici un autre extrait plus long de cette page web, j'espère que Mr Christian Pose ne nous en voudra pas de citer ici sans doute un peu trop extensivement son excellent texte auquel j'encourage chacun à se référer : « Je suis convaincu que l'aristocratie tibétaine entretenue en Inde (le pauvre subissant toujours de mauvais traitements dans les townships tibétains) et dans le monde ne pourra sauver le Tibet de sa part obscure : un Etat se résumant sociologiquement à une institution théocratique et aristocratique clientéliste; que son développement à partir de la structure préservée du pouvoir d'ancien régime (au sein de la sphère du droit privé en Asie comme en occident), contribuera à l'effondrement de ce qui reste comme à l'occlusion de ce qui sera restauré. […] Si je condamne la Chine, je ne peux toutefois fermer les yeux sur la responsabilité religieuse et politique (pénale ?) des principales familles aristocratiques, monastiques, gouvernementales pré 1949, lesquelles se "battent" toujours en exil, non pour les droits fondamentaux de l'homme et les droits shakyamuniens de l'homme réprimés durant des siècles au Tibet, mais pour la conservation des privilèges historiques, la restauration des institutions autocratiques bouddhiques autrement dit du centralisme monastique, la maîtrise oligopolistique du travail .... Fiefs, serfs, esclaves, corvées, justice arbitraire, contrôle des naissances, des propriétés, dettes héréditaires. »Christian Pose, son site : "ni Bonze ni laïc", page : qui suis-je ?
Et le regard d’un jeune Tibétain…

Ce regard d’un Occidental est confirmé par de jeunes Tibétains qui portent un regard tout aussi critique sur le monde lamaïste.
http://www.buddhaline.net/annuairedubouddhisme/forum/viewtopic.php?t=67
« Au lieu de créer de nouveaux emplois ou d'encourager les jeunes à explorer les possibilités du monde moderne, les élus actuels [du gouvernement du Tibet en exil] veulent que nous devenions tous paysans.J'espère qu'avec les élections à venir, les gens penseront de manière plus libre et voteront dans un but pragmatique et pas par vénération religieuse. Les Rinpochés sont plus à leur place dans leurs monastères respectifs ou dans les centres du dharma qui prospèrent actuellement partout dans le monde comme une sorte de lubie ou de mode.[...] Notre lutte n'a plus beaucoup de sens aujourd'hui, n'est-ce pas ? Nous ne savons pas pourquoi nous nous battons, non ? [...] J'ai aujourd'hui 25 ans, et j'en suis arrivé à la conclusion que les Rinpochés et les Tulkus n'avaient aucun pouvoir surnaturel. Ils n'en n'ont jamais eu. Ainsi est le monde dans lequel je vis. Voilà ce que je pense. »

Le dalaï lama a promu une image plutôt religieuse du Tibet, comme si tous ses citoyens étaient sensés adhérer à la religion et à se soumettre à la hiérarchie informelle de ses clercs.

On a parlé récemment du projet d’une université tibétaine à Bangalore en Inde. Je ne connais pas le cursus qui sera disponible dans une université tibétaine telle que celle qui est projetée. Les jeunes gens issus de l'émigration tibétaine seront les premiers à bénéficier d'une telle université tibétaine.
Ce serait sans doute crucial de savoir si les sujets dispensés correspondront bien à une ouverture linguistique, culturelle et technologique pour les jeunes Tibétains en exil, et non pas à une institution de promotion religieuse qui les garde dans une dépendance dévotionnelle vis à vis de l'autorité spirituelle du dalaï lama.Il est probable, cependant, que du côté des points positifs la préservation de la langue tibétaine soit très présente dans le cursus.
L’euphorie perpétuelle du bouddhisme occidental

En Occident, comme l'a aussi noté Pascal Brückner l'auteur de « l'euphorie perpétuelle », il y a peut-être un malentendu. La civilisation occidentale du bonheur pour tous, des loisirs et de la consommation s'est forgée un bouddhisme qui lui ressemble, tout comme elle a inventé le paracétamol pour moins souffrir, et une poudre à renifler pour se sentir bien tout en continuant sa course effrénée.

Le message ancien du bouddhisme, ce n'est pas de s'amuser ensemble, de bien chanter et de faire de beaux rituels, mais de voir la vie telle qu'elle est, profondément, sans s'enivrer justement de jolis chants.

Un lama Tibétain disait à cet égard que le calme et la détente était il y a deux mille cinq cents ans beaucoup plus grands qu'aujourd'hui. Je ne sais pas d'où il tenait cette intéressante observation, mais elle est intéressante.Je suppose que même en groupe, il devait alors (qui sait ?!) exister une atmosphère plus propice à la méditation et au silence intérieur.Il me semble qu'il y a eu peut-être un glissement de sens entre ce message ancien et ce qui en est vécu aujourd'hui dans les organisations occidentalisées qui se réclament du bouddhisme.

Plusieurs des communautés que j'ai observées étaient à 99% ou 100% composées d'Occidentaux : les moines asiatiques lorsqu'ils passaient et donnaient des conseils n'étaient pas toujours écoutés, ni pris au sérieux. Ainsi un moine, un Oumzé, un assez jeune maître tibétain de rituel, est-il passé dans un centre tenu par des Occidentaux. Il a découvert que le rituel des Protecteurs courroucés était joué au tambour beaucoup trop vite, et il en a fait part. Personne n'en a tenu compte semble-t-il, et chacun a continué de célébrer Mahakala à toute vitesse. Avaient-ils compris ce que le visiteur asiatique, lui, savait instinctivement : un rituel de protection doit être modéré, avec un peu de gravité et de prudence ?

Pour certains Occidentaux qui martèlent le rituel courroucé au pas de course, c'est peut-être excitant de frapper fort, d'aller vite, de sentir cette énergie puissante, et d'éprouver un peu de la domination que représente encore pour eux le totem courroucé Mahakala.Ces Occidentaux-là ont donc préféré continuer à aller le plus vite possible (y compris pour épater la galerie) pour interpréter Mahakala, car ils ne connaissent pas la signification intérieure du bouddhisme comme peut la comprendre un Tibétain, un Indien qui ont grandi dans l'évidence et la multi détermination d'une culture ancestrale. Si des Occidentaux pensent que le bouddhisme est « fun » (excitant, génial, passionnant) alors c'est qu'ils n'ont peut-être pas tout à fait compris l'origine et la gravité de son message et qu'un malentendu s'est invité. Il existe sans doute assez peu de véritables vocations spirituelles, et une majorité de sympathisants a sans doute des buts et une attitude teintés d'ordinaire. Derrière un vocabulaire choisi, cette majorité recherche-t-elle une transposition de ses plaisirs dans la version améliorée, prestigieuse et excitante d'une tradition colorée et exotique ? Chacun répondra à sa manière. Les communautés occidentales qui reproduisent le rite himalayen jouent-elles ainsi sur la fascination, le sexe, l'intensité, la vitesse, la passion spirituelle, les formes, les couleurs, les rituels, les vêtements, le mystère, l'alcool et les saveurs sucrées ? Ont-elles contribué à cultiver le malentendu ?Des gens ordinaires en redemandent, en effet, pensant avoir trouvé une combinaison explosive du plaisir et de la spiritualité, et vous diront : " Ce tantra c'est vraiment trop cooool !"

Tout change… La troisième génération bouddhiste grandit

Cette présentation ne prétend naturellement pas changer le cours des choses. Une raison pour la proposer, même de manières personnelles et subjectives, est qu'elle est sans doute d'actualité.Après la disparition des maîtres de l'ancienne génération tibétaine, se replie-t-on sur des organisations ? Assiste-t-on aujourd'hui, ici ou là, à un frémissement de crispation communautaire, comme on en connaît dans d'autres grandes traditions religieuses ?Ce qui est clair c'est que face à l'incertitude, à l'esprit critique des disciples, on a peut-être tendance à exiger de plus en plus leur silence au nom du sacro-saint samaya (engagement initiatique). Ils se sont jusqu'à présent exécutés modestement, préférant la continuité de leur appartenance spirituelle à la nécessité d'en parler en profondeur. Voici un exemple : les schismes de lignages mis sur la place publique tant chez les bonnets rouges que chez les bonnets jaunes ne se font-ils pas aux dépens des plus modestes sympathisants, transformant leur appel pour la sérénité en une involontaire participation à quelque "querelle" ?Mais aussi ces sympathisants se sont-ils coulés dans un habitus qu'ils n'osent plus changer et qui a cependant perdu une partie de son sens ?Car les mouvements, les groupes, les pratiques réelles changent en permanence. Ce qui était il y a quelques années état de grâce, croissance, mode irrésistible, ouverture et nouveauté devient... une réalité sociale contrastée, tout simplement.

Et c'est de cela dont nous parlons : la première génération de little buddhas européens, apparus dans les années 75 fête ses 30 bougies. 30 ans c'est le temps déjà des premiers bilans, qui sont loin on s'en doute de l'imagerie sain sulpicienne des bouddhas d'Hollywood.C'est aussi 3 générations qui connaissent en Occident le bouddhisme : grands parents (dans la soixantaine d'années), parents (dans la trentaine de printemps) et très jeunes enfants.Le début d'une transmission familiale s'est opéré, et les premiers fruits (parfois décevants par rapport aux attentes selon les intéressés eux-mêmes) d'une éducation, non seulement sont apparus dans la première génération d'enfants à cordons de protection rouges, mais désormais une deuxième génération de bébés a été mise au monde par ces trentenaires européens qui furent bouddhistes dès leur naissance.

Les premières évaluations longitudinales sont ainsi inévitables, et avec elles naît naturellement le présent débat.Il n'est pas toujours facile. Il nous faut y respecter parfaitement la vie privée de chacun, ses idées et son droit à pratiquer la religion de son choix, tout en évitant les langues de bois et les propos convenus. C'est un espace de liberté, ou plutôt de réflexion, dont nous avons besoin au même titre que celui dont disposèrent des Européens il y a quelques années pour se convertir à cette nouvelle religion. Il lui fait écho.

Le bilan est contrasté, les "enfants du dharma", cette population d'enfants élevés entièrement selon la vision bouddhiste tantrique en Occident a parfois eu tendance à décevoir bien des observateurs qui y avaient mis beaucoup d'espoir. Ces jeunes adultes qui devaient être les fleurons de l'Occident, une population éveillée et compassionnée, s'avèrent bien souvent sans grande vitalité, sans projets clairs, souvent sans vocation, et surtout en conflit personnel pour concilier le discours dharma et la réalité vivante qui est la leur. Par exemple, à défaut d'atteindre l'illumination j'ai entendu dire que ceux d'entre eux qui vivaient, un peu désoeuvrés et sans racines, parmi les familles de résidents permanents d'un grand centre du dharma avaient parfois commencé à fumer très jeunes du cannabis en groupe.

D'où l'importance de mettre en commun les expériences pour éviter aux "enfants à cordons rouges" de cette troisième génération les mêmes inconvénients et les mêmes névroses que pour les enfants de la deuxième qui sont arrivés aujourd'hui à l'âge adulte, moins épanouis, découvre-t-on, que la "promesse d'éveil" des lamas ne les avait imaginé...

Alors le recul, la distanciation vont commencer à apparaître en France comme ils ont déjà commencé à apparaître un peu plus tôt aux USA, au Royaume Uni, en Suisse, en Belgique et en Allemagne. Avec Internet à la maison c'est inévitable.La première génération des « dharma sceptiques » est en train de se préparer à prendre ce recul nécessaire. Plus consciente et informée, moins passionnée et moins naïve...
Un bouddhisme plus simple en naîtra-t-il ?

Garder ce qui sert, épurer le bouddhisme jusqu'à l'os, ôter tout superflu c'est un peu je crois le choix dont se réclament Stephen Batchelor et sa compagne française Martine (qui ont étudié le Choggye Zen en Corée (Chollado) auprès de Kusan Sunim au monastère de Songwangsa... Hélas, leur page Web n'est pas très riche, car ils préfèrent donner des séminaires de méditation qui ont un certain succès (en particulier dans le monde anglophone).

Jai lu pour la première fois le nom de Stephen sur un livre de poésie, en anglais, en 1985. C'était un recueil qu'il signait, consacré à son expérience attentive de la Corée où il était moine. J’avais trouvé ce joli livre à la grande librairie de Séoul en y flânant dans le rayon des publications anglophones.

Stephen Batchelor avait pratiqué auparavant dans le milieu du bouddhisme tibétain, qu'il avait donc laissé pour cette immersion en Corée. Il a rencontré je crois Martine là-bas. Leur monastère était le prestigieux et ancien Ssongwangsa. Leur enseignant de méditation : Kusan, un des méditants les plus admirés de cette génération du Zen Choggye. Je crois qu'ils ont bénéficié de l'ouverture de Ssongwangsa aux étudiants internationaux, ouverture qu'avait voulu Kusan en fondant l'International Zen Center dans ce monastère.

Quand j'arrivais en Corée fin 84, le vieux Kusan était décédé depuis peu somme toute. J’ai pu dormir à Ssongwangsa, me lever aux aurores pour assister vers 3 heures et demie au rituel chanté du matin dans le temple. C’est une vraie splendeur. Je prenais mes repas avec les ouvriers aux cuisines du monastère, où je voyais officier le chef cuisinier, moine numéro deux de l’institution. Sa délicieuse soupe de tofu était présentée dans un immense récipient en bois dans la cuisine au sol en terre battue ouverte à tous vents. J’ai aussi été invité à passer une journée avec le sympathique jeune bonze qui nous accueillait, un ami coréen et moi, dans le quartier réservé aux moines. Nous avons fait de longues promenades ensemble dans la montagne au-dessus du monastère. Il nous a aussi invité à boire dans sa chambre une infusion de tilleul à la farine d'orge préparée par ses soins. Et j'ai souvent regretté de n'avoir pu croiser le chemin de Kusan...

Marc Bosche